Le brave marin s'égarait au milieu de ses souvenirs. Il ne causait plus, il dissertait.
Le juge d'instruction essaya de le faire rentrer dans le bon chemin.
Arrivons à l'affaire, dit-il.
J'y suis, monsieur le juge, mais il fallait bien commencer par le commencement. Je me mariai donc. Le soir, après la noce, les parents et les invités partis, j'allais rejoindre ma femme quand j'aperçus mon père tout seul dans un coin qui pleurait. Ça me serra le cœur et j'eus un mauvais pressentiment. Il passa vite. C'est si beau, les six premiers mois qu'on a une femme qu'on aime ! On la voit comme à travers ces brouillards qui changent en palais et en églises les rochers de la côte, si bien que les novices s'y trompent. Pendant deux ans, sauf quelques castilles de rien, tout alla bien. Claudine me manœuvrait comme un youyou. Ah ! elle était futée, elle m'aurait pris, lié, porté au marché et vendu, que je n'y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c'était d'être coquette. Tout ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort, elle se le mettait sur le dos. C'étaient tous les dimanches parure nouvelle, robes, joyaux, bonnets, des affiquets du diable que les marchands inventent pour la perdition des femmes. Les voisins en jasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le baptême du fils qu'elle m'avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom de mon père, j'avais pour lui plaire, donné la volée à mes économies de garçon, plus de 300 pistoles que je destinais à acheter un pré qui m'endiablait parce qu'il était enclavé dans des parcelles à nous appartenant.
M. Daburon bouillait d'impatience, mais que faire ?
Allez, allez donc ! disait-il toutes les fois que Lerouge faisait seulement mine de s'arrêter.
Donc, poursuivit le marin, j'étais content assez, lorsqu'un matin je vis tourner autour de chez nous un domestique de chez M. le comte de Commarin, dont le château est à un quart de lieue de chez nous, de l'autre côté du bourg. C'était un particulier qui ne me revenait pas du tout, un nommé Germain. On prétendait comme cela qu'il s'était mêlé de la faute de la Thomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu au jeune comte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que lui voulait ce propre à rien ; elle me répondit qu'il était venu lui proposer de prendre un nourrisson. D'abord je ne voulais pas entendre de cette oreille. Notre bien permettait à Claudine de garder tout son lait pour notre fils. Mais la voilà qui se met à dire les meilleures raisons. Elle se repentait, soi-disant, de sa coquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de l'argent, ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elle demandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pas obligé plus tard d'aller à la mer. On lui offrait un très-bon prix que nous pouvions mettre de côté pour rattraper en peu de temps les 300 pistoles. Le chien de pré dont elle me parla finit par me décider.
Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission on voulait la charger ?