L'Uscoque est une fantaisie que j'ai écrite à Nohant dans l'hiver de 1837 à 1838. J'avais très-froid dans ma chambre, et, en m'endormant, je voyais des paysages fantastiques, des mers agitées, des rochers battus des vents. La bise qui sifflait au dehors, et le feu qui pétillait dans ma cheminée, produisaient des cris étranges, des frôlements mystérieux, et je crois que j'étais plus obsédée que charmée par mon sujet.
GEORGE SAND.
Au commencement où éclata, vers la fin du quinzième siècle, la fameuse guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger à Venise une immense fortune. C'était un homme encore jeune, d'une grande beauté, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effréné, d'une énergie indomptable. Il était célèbre dans toute la république par ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On eût dit qu'il cherchait à plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir à bout. Son corps semblait être à l'épreuve du fer, et sa santé à celle de tous les excès. Pour ses richesses, ce fut différent ; elles ne tardèrent pas à succomber aux larges saignés qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager à s'arrêter sur la pente fatale qui l'entraînait ; mais il ne voulut faire attention à rien, et aux plus sages discours il ne répondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un pédant, traitant l'autre de Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller boire ailleurs, et promettant des coups d'épée à ceux qui reviendraient lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsqu'enfin, toutes ses ressources épuisées, il se vit dans l'impossibilité absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la première fois à réfléchir sérieusement à sa position. Après s'être bien consulté, il ne vit pour lui que trois partis à prendre : le premier était de se casser la tête et de laisser ses créanciers se débrouiller comme ils pourraient au milieu des débris épars de sa fortune ; le second, de se faire moine ; le troisième, de mettre ordre à ses affaires, et d'aller ensuite guerroyer contre les Turcs. Ce fut ce dernier parti qu'il prit, se disant qu'il valait mieux casser la tête aux autres qu'à soi-même, et que d'ailleurs il était toujours temps d'en venir là. Il vendit donc tous ses biens, paya ses dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l'auraient pas fait vivre deux mois, il équip a et arma une galère, et partit à la rencontre des infidèles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouvèrent sur sa route furent attaqués, pillés, massacrés. En peu de temps sa petite galère devint la terreur de l'Archipel. À la fin de la campagne, il revint à Venise avec une brillante réputation de capitaine. Le doge, voulant lui témoigner la satisfaction de la république pour tous les services qu'il avait rendus, lui confia, pour l'année suivante, un poste important dans la flotte commandée par le célèbre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l'avait vu en maintes occasions accomplir les plus étranges prouesses, enchanté de ses talents et de son audace, l'avait pris en grande amitié. Orio sentit d'abord tout le parti qu'il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne négligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, grâce à son esprit, il réussit à devenir d'abord le favori du général, et bientôt après son parent.
Morosini avait une nièce âgée d'environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait porté toutes ses affections, et qu'il traitait comme sa fille. Après la gloire de la république, rien au monde ne lui était plus cher que le bonheur de cette enfant adorée. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volonté. Et lorsque, traitant son extrême complaisance de faiblesse dangereuse, on lui repro