La lutte scolaire en Ontario traverse sa période la plus aiguë. Dans l'ombre continuent de s'agiter autour de la minorité française, les mêmes influences hypocrites et malfaisantes. Depuis quelques mois, il ne se passe guère de semaines où des vexations nouvelles ne s'ajoutent aux anciennes. Pour réduire la commission scolaire d'Ottawa qui refuse d'appliquer le règlement xvii, le gouvernement de Toronto n'a pas hésité à violer les droits des parents. Il a déclaré dissoute la commission élue par le suffrage des contribuables ; il lui a substitué une commission de son choix, où, sur trois membres, ne siège qu'un seul Canadien français. Par bonheur ces attentats arbitraires ne font pas fléchir, parmi les persécutés, la volonté de résistance. La « petite commission », ainsi que le bon peuple l'appelle tout de suite, tente en vain de s'emparer des écoles. Les mères de famille s'en constituent les gardiennes. Devant cette armée d'un nouveau genre, la police n'ose passer. Le « petite commission » s'efforce alors de suborner les instituteurs et les institutrices. L'appas des gros salaires ne peut rien sur le désintéressement des religieux et des religieuses, des maîtres et des maîtresses laïcs. Tous et toutes préfèrent enseigner, sans un sou de rétribution, plutôt que de se soumettre à la loi inique. Cependant la commission gouvernementale réussit à s'emparer des fonds scolaires. Bientôt les écoles libres, réduites par la famine, sont contraintes de fermer leurs portes ; et des milliers d'enfants sont renvoyés à leurs parents.
Les bambins et les bambines en congé ne perdent pas leur temps. L'heure est à la vaillance, à la crânerie. Pendant que les petites filles, en longues files, envahissent les églises et vont prier pour le salut de la « Cause », les petits gars mobilisent les grandes voitures de livraison, les ornent de drapeaux, de banderolles porteuses de légendes vibrantes, et les voici qui paradent à travers les rues de la capitale. Un jour, on les a vus défiler jusqu'auprès des murs du Parlement. Pressés les uns contre les autres, debout, les enfants agitaient leurs drapeaux, sous la neige tombante, et criaient à tue-tête : « Nous voulons les Frères et les Sœurs ». « Nous voulons nos maîtres et nos maîtresses ». « Nous voulons la liberté » Les passants s'arrêtaient pour regarder aller la manifestation. Les uns se découvraient et applaudissaient avec fierté ; d'autres ronchonnaient quelques imprécations torontoniennes, scandalisés que la police tolérât de pareils désordres.
Près du Musée Victoria, devenu temporairement le siège des Communes, deux hommes suivaient des yeux les voitures des petits manifestants. Les cris des enfants montaient clairs et stridents vers le parlement de la nation, cependant que les grands murs grisâtres percés de fenêtres derrière lesquelles brillaient ça et là quelques lumières, restaient impassibles et hautains, image de la force qui méprise le droit. L'un des deux hommes dit à l'autre tout à coup :
Lantagnac, vous le voyez : aujourd'hui les puissants, derrière ces murs, ne se dérangent guère. Ils font comme si ces cris n'arrivaient pas jusqu'à eux. Patience et vous verrez. Si Dieu le veut, et il le voudra plus tôt qu'on ne le croit ces enfants et leur cause auront leur audience au parlement. Ils l'auront, ne serait-ce que pour apprendre aux puissants qu'il y a des forces morales qu'on n'écrase pas, même en ce pays.
L'homme qui venait de prononcer ces paroles, avait parlé avec une singulière conviction. Une combativité contagieuse se dégageait de toute sa personne, de sa figure surtout où se mêlaient la bonhomie, l'ardeur méridionale, la vaillance exubérante du mousquetaire.
Et que voulez-vous dire, Genest ? car celui qui venait de parler, était bien le président de la commission scolaire d'Ottawa, que voulez-vous dire avec cette audience ? avait demandé le député de Russell.