***Dans cette édition définitive publiée en 1901, Paul Bourget a modifié la composition d'origine de son volume, "l'Irréparable" paru en 1884. Nous y trouvons donc "Céline Lacoste" (1873) et "Jean-Maquenem" (1877) en lieu et place de "Profils perdus"***.
Extrait: « février 1880. Bonne journée, de celles à marquer avec un caillou blanc, comme dit le poète ancien. Travail at home jusqu'à trois heures. Puis visite à M. Adrien Sixte. Conversation philosophique sur la complexité de la personne humaine. Le soir, chez Mme de Tillières. Appris le détail de l'histoire de Mlle Hurtrel. Transcription presque exacte de la même idée dans la vie réelle. Plaisir aigu d'intelligence à ces deux visions successives, l'une abstraite, l'autre concrète, d'un fait unique » Feuilletant le mémorandum de mes heures mortes, dans la solitude d'un hôtel gothique d'Oxford, j'y retrouve ces lignes mystérieuses et je me souviens du moindre détail de cet après-midi. J'entends encore la voix de M. Sixte. Je revois son beau regard errant de métaphysicien, le cabinet encombré de livres et, par la fenêtre, les squelettes des arbres du Jardin des Plantes, dans le voisinage duquel habite le célèbre professeur. Autour de lui gisaient, sur le tapis mal raccommodé, les épreuves de son grand ouvrage : De la dissociation des idées, où il a étudié les maladies de la volonté consécutives à celles de l'intelligence. Trois gravures, accrochées à la partie de la muraille que les rayons noircis de la bibliothèque n'ont pas envahie, représentent Aristote, Léonard de Vinci et Condillac « Non, » disait le savant, ses deux mains croisées sur sa mince poitrine, ses deux pieds allongés contre le feu et sa tête fine secouée par un tic qui lui est habituel, « non, la personne humaine, la personne morale, celle dont nous disons moi, n'est pas plus simple que le corps lui-même. Par-dessous l'existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité, peut-être illusoire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui est celui de notre vie inconsciente. Il se cache en nous une créature que nous ne connaissons pas, et dont nous ne savons jamais si elle n'est pas précisément le contraire de la créature que nous croyons être. De là dérivent ces volte-face singulières de conduite qui ont fourni prétexte à tant de déclamations des moralistes Nous dépensons toute notre activité à poursuivre un but dont nous imaginons que dépend notre bonheur, et, ce but atteint, nous nous apercevons que nous avons méconnu les véritables, les secrètes exigences de notre sensibilité. Que d'exemples de ces erreurs intimes fournirait l'histoire des conversions religieuses, si elle était étudiée par un psychologue !