C'est donc un poème français du milieu du douzième siècle, mais composé à la fin du dix-neuvième, que contient le livre de M. Bédier. C'est bien ainsi qu'il convenait de présenter aux lecteurs modernes l'histoire de Tristan et d'Iseut, puisque c'est en prenant le costume français du douzième siècle qu'elle s'est emparée jadis de toutes les imaginations, puisque toutes les formes qu'elle a revêtues depuis remontent à cette première forme française, puisque nous voyons forcément Tristan sous l'armure d'un chevalier et Iseut dans la longue robe droite des statues de nos cathédrales. Mais ce costume français et chevaleresque n'est pas le costume primitif ; il n'appartient pas plus à nos héros qu'à ceux de la Grèce et de Rome que le moyen âge en affublait au même temps. On s'en aperçoit à plus d'un trait conservé par les adaptateurs. Béroul, notamment, qui s'applaudit d'avoir effacé quelques vestiges de la barbarie primitive, en a laissé subsister bien d'autres ; Thomas lui-même, plus soigneux observateur des règles de la courtoisie, ne laisse pas de nous ouvrir çà et là d'étranges perspectives sur le véritable caractère de ses héros et du milieu où ils se meuvent. En combinant les indications souvent bien fugitives des conteurs français, on arrive à entrevoir ce qu'a pu être chez les Celtes ce poème sauvage, tout entier bercé par la mer et enveloppé dans la forêt, dont le héros, demi-dieu plutôt qu'homme, était présenté comme le maître ou même l'inventeur de tous les arts barbares, tueur de cerfs et de sangliers, savant dépeceur de gibier, lutteur et sauteur incomparable, navigateur audacieux, habile entre tous à faire vibrer la harpe et la rote, sachant imiter jusqu'à l'illusion le chant de tous les oiseaux, et avec cela, naturellement, invincible dans les combats, dompteur de monstres, protecteur de ses fidèles, impitoyable à ses ennemis, vivant d'une vie presque surhumaine, objet constant d'admiration, de dévouement et d'envie.