LA comtesse d'Egmont était seule dans son oratoire. À la voir ainsi abandonnée et silencieuse, on n'aurait pu dire si elle était endormie ou éveillée, si elle était plongée dans la prière ou dans le songe. Toujours est-il qu'elle était bien jeune et bien belle. Elle était la fille unique du maréchal de Richelieu, cet homme qui eut tant d'esprit qu'il a passé toute sa vie pour être un très-proche parent de Voltaire, et tant de bonheur qu'il est mort, et de sa belle mort, sous le roi Louis XVI après avoir été le compagnon et l'heureux témoin de la gloire de Louis XIV et partagé le bonheur de Louis XV. Par sa noble mère, la fille du maréchal de Richelieu, Mme d'Egmont descendait des ducs de Guise ; elle portait sur son écusson la croix de Lorraine et les alérions d'or. Son père, qui l'aimait avec passion, l'avait mariée au plus grand seigneur des Pays-Bas, Casimir-Auguste d'Egmont Pignatelli. Par ce mariage, la nièce du grand Richelieu et des princes de Guise était devenue comtesse d'Egmont, princesse de Clèves et de l'Empire, duchesse de Gueldres, de Juliers, d'Agrigente, et grande d'Espagne de la création de l'empereur Charles-Quint, côte à côte avec les duchesses d'Albe et de Medina-Cœli ; en un mot, cette puissante maison d'Egmont descendait en droite ligne des souverains ducs de Gueldres ; elle est entrée tout entière dans la tombe avec Mlle de Richelieu.
Depuis son mariage avec le vieux comte la jeune femme, qui d'abord avait été enjouée et folâtre, devint peu à peu languissante ; celle qui avait été si fière naguère de ce grand nom de Guise et de Lorraine s'était presque fait oublier, autant du moins qu'elle pouvait être oubliée, si belle, si jeune et si haut placée. Cet hôtel de Richelieu qu'elle habitait avec son mari, tout à l'heure si éclatant et si rempli de joie et de fêtes, était redevenu silencieux et grave comme s'il eût encore attendu le cardinal-ministre. En un mot, c'était plutôt là une calme et décente maison du dix-septième siècle que le palais d'un favori du roi Louis XV, habité par une jeune femme la plus belle du monde, à cette brûlante époque d'entraînement, de sophisme, d'amour et de plaisir. Tout entière à son ennui, Mme d'Egmont occupait l'endroit le plus reculé de sa propre maison.
D'ordinaire, quand Mme d'Egmont voulait être seule, chacun respectait sa retraite ; son père lui-même, ce frivole Richelieu qui a été jeune et fou jusqu'à la mort, ne se présentait guère chez sa fille à ces heures de silence : il attendait pour la voir que la comtesse, rendue à elle-même, fût redevenue ce qu'elle était dans les salons ou à la cour, une femme pleine de grâces et d'esprit, dont le sourire, dont la voix, dont le regard, dont le geste royal charmaient tous les esprits et tous les cœurs. Car une fois dans le monde la comtesse redevenait une femme du monde : elle était fière, elle était vive, elle était belle, insouciante de toutes les innovations que ce siècle, à force d'indépendance, de cynisme et d'esprit, introduisait chaque jour dans les mœurs et dans les lois. Cette jeune femme, par son intelligence, par son esprit, par sa grâce parfaite, par cette rare élégance de manières qui commençait à se perdre mais dont elle n'avait rien perdu, appartenait bien plus à la société passée qu'à la société présente, bien plus à Louis XIV, le grand roi, qu'à Louis XV, bien plus à Mme de Maintenon, qui était morte, qu'à Mme de Pompadour, qui s'avançait : c'était une femme au-delà de cette époque toute sensuelle et dont l'intelligence même était matérialiste ; c'était la seule femme rêveuse de ce temps-là. Aussi plus d'une fois, même à l'instant de sa plus grande joie, tombait-elle tout d'un coup dans ses rêveries profondes ; son œil bleu devenait fixe, son sourire se perdait au loin dans ce monde sans forme qui est l'avenir des âmes tendres ; on eût dit, à la voir ainsi immobile et attentive, qu'elle parlait tout bas en elle-même à un être invisible qu'elle voyait dans son âme. Pauvre jeune femme, d'autant