Une cour de quartier c'est toujours grand et carré. On y trouve à terre du petit gravier, autour des bâtiments somptueux et dans un coin l'adjudant de semaine.
Or, celle de Saint-Crépin, ne différait point de ses sœurs, sauf que l'adjudant de semaine, à la minute exacte où commence cette histoire, venait de s'enfermer au bureau afin de se livrer dans la solitude à la douceur de l'injection au permanganate.
En revanche, il y avait du soleil et au centre le maréchal des logis Couleuvrine, rêveur et désœuvré.
Les bottes de Couleuvrine brillaient au soleil, et ces bottes, le margis les admirait, les tapotant amicalement d'une cravache flatteuse.
Soudain, au poste il y eut un grand bruit de vieille ferraille, de godillots légers écrasant le gravier, puis d'entre les grilles noires, surgit le képi rutilant du colonel.
Couleuvrine eut une minute d'ennui, parce qu'il se figura incontinent, que ce supérieur hiérarchique allait lui trouver sans tarder, une de ces petites occupations, dont il ne sentait point le pressant besoin.
Sa première idée fut donc de se défiler habilement derrière le premier abri, mais sa seconde idée le cloua immobile et nerveux à la place où il se trouvait.
Et cela, simplement parce que derrière le colonel, il y avait des dames.
Il ne fut pas le seul à noter ce fait extraordinaire, de toutes les encoignures fusait l'aveu étonné :
V'là des poules !
Mais les galons du colonel suffisaient à faire évanouir tous les bourgerons écrus et les sabots élégants. Seul Couleuvrine résista.
Cet événement extraordinaire avait comme tous les événements extraordinaires une explication plausible.
Mistress Elisabeth Brickshole, la femme du milliardaire bien connu, Philipp Josuah Brickshole, était l'hôte pour quelques jours, de Madame Timinet, l'épouse légitime du grand chocolatier de Saint-Crépin.
Toutes les villes de Province n'ont pas un Louvre ou un château de Versailles à offrir à leurs visiteurs. À mistress Brickshole, on fit examiner la mairie, la Sous-Préfecture construite en style ionique, l'urinoir municipal pourvu de tout le confort moderne. Bref la visite de la caserne s'imposait.
On vint en troupe, les légitimes de messieurs les officiers et de quelques fonctionnaires, civils en dehors de leur bureau, firent cortège à la milliardaire blonde et par surcroît américaine. Et le colonel, comme aux grands jours de la guerre, prit bravement la tête de la colonne.
Voici donc expliquée l'irruption spontanée et simultanée de tant de gentes dames dans la cour d'un quartier plus habituée à être foulée par l'escarpin verni et clouté du soldat français.
Mais en arrivant dans cette cour, le colonel pour la première fois de sa vie trembla. Du côté de Couleuvrine, il jeta un regard inquiet, puis ce regard devint paternel, pour compter son joli bataillon. Dans sa moustache blanche, il émit sa pensée, avec sincérité :
Pourvu que ce bougre-là n'approche pas, ou il m'enlève une de mes femmes Et je suis responsable, nom de nom !
Habile, il esquissa une conversion à gauche, afin de mettre plus de terrain, « no man's land » entre l'ennemi et sa troupe enjuponnée.
Mais il avait compté sans l'hypocrisie rusée des dames.
Madame Timinet poussa du coude mistress Bessie et lui indiquant Couleuvrine, souffla :
C'est lui !
Mistress Brickshole devint très rouge devant ses yeux couleur de pervenche en fleur, elle ajusta son face-à-main, et murmura :
Oh dear ! c'est cela Couleuvrine Je pense que je ferai sa connaissance
Un héros, il a la croix de guerre et la médaille militaire, ponctua madame Petitperthuis, l'épouse du pharmacien.
Il a encore mieux fait avec moi, pensa madame Sapercé, la femme de l'entrepositaire des tabacs.
Le colonel, le geste large, montrait la belle ordonnance des bâtiments qui se tenaient raides, à l'alignem