- À vrai dire, - continua le vieux, - je ne sais pas qui mourut le premier, d'Adam ou d'Ève ; mais je parierais bien, sans crainte de perdre, que ce fut le pauvre Adam. Assurément Ève dut lui survivre et devenir une de ces riches veuves qui s'entendent parfaitement à administrer leur fortune. Ne doutez pas qu'elle a vécu de longues années, entourée de l'amour et du respect de ses innombrables enfants qui ne se souciaient pas d'être déshérités par leur mère.
Pauvre Adam ! Certains jours, après le travail, il était si fatigué que la respiration lui manquait et qu'il s'asseyait sur le pas de sa porte, pour se reposer un peu. Il avait passé la journée entière à piocher la glèbe, ou à dompter le cheval sauvage et le taureau farouche. Il aurait eu grand plaisir à contempler son Ève pendant quelques instants. Beaucoup d'hommes ne sont-ils pas enclins à adorer les êtres pour lesquels ils souffrent, et tout ce qui nous coûte très cher ne nous inspire-t-il pas une irrésistible admiration ? Or cette femme lui avait coûté le Paradis.
Et puis, Ève avait beau mettre au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux, - elle ne pouvait pas s'en dispenser, puisqu'elle avait la mission de peupler la terre, - elle demeurait toujours aussi jolie.
À peine Adam, assis sur le pas de sa porte, avait-il essuyé la sueur de son front et commencé à goûter la douceur du repos, que la voix d'Ève l'arrachait à ce bien-être passager :
- Écoute, Adam ! Puisque tu n'as rien à faire, tu peux bien t'occuper à mettre la table.
Il arrivait même qu'elle se montrât injuste et agressive.
- Adam, lave-moi cette vaisselle. N'es-tu pas honteux de rester là, les bras croisés, tandis que je me tue de travail ?
Mais il y avait aussi des cas où elle prenait un ton de douce et caressante prière.
- Écoute, mon petit mari. Toi qui es si bon, tu devrais bien promener le bébé dans sa petite voiture. Le dernier-né, tu sais, celui qui porte le numéro soixante-douze. Tu vois bien, ma chère âme, que, seule comme je suis, je ne peux pas suffire à les soigner tous.
Et le travailleur infatigable, le bon procréateur d'un monde entier, mettait la table, lavait les assiettes et promenait le petit dernier dans une voiturette de son invention.
Ève aussi travaillait. Ce n'était pas une mince besogne de nettoyer, chaque matin, la morve de sept douzaines de moutards, de leur faire prendre un bain, de les sécher au soleil et de les empêcher de se battre entre eux jusqu'à l'heure du déjeuner. Mais elle était bien plus tracassée encore par d'autres préoccupations.
Aussitôt qu'Ève s'était vue hors du Paradis, elle avait ressenti les premières anxiétés de la pudeur et de la honte...