Extrait : J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C'était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l'apparence d'un Anglais; du moins, il avait cet air froid, distant, qui écarte d'avance toute familiarité. Rien qu'à le voir, on sentatit en lui le flegme naturel ou acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l'intimité et lorsqu'il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais d'éclat ni d'élan; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres, du ton d'un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez lui était domptée jusqu'à paraître absente; non qu'elle le fût: tout au contraire; mais il y a des chevaux de race si bien mâtés par leur maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se permettent plus un soubresaut. Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure. À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé du salon; pleurant, bouleversé, il venait de fermer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un disait: «Ce pauvre enfant! il nous croit bien en colère!» L'idée d'être dupe le révolta, il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. (souviens-toi d'être en défiance) telle fut sa devise. Être en garde contre l'expansion, l'entraînement et l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n'être dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d'un spectateur indifférent, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent