Un soir que je revenais en retard, maman me reçut avec des reproches.
Mes façons étaient désinvoltes, mais sans arrière-pensée. Je me débarrassai vivement de mon manteau et de mon béret, tandis que maman songeait, penchée sur son assiette.
Il y avait huit ans que nous avions perdu mon père. Nous étions sans famille proche. J'avais un frère, Évariste.
Papa avait toujours été sombre de caractère, mais, trop jeune, je ne m'en apercevais pas. Il paraît que sa mélancolie s'était accentuée avec l'âge et, quand il eut hérité d'un parent le manoir en Bretagne, il envisagea d'y vivre. Ce fut même pour lui une joyeuse perspective. Il n'aimait plus le monde et il pensait que sa compagne était comme lui.
Maman ne s'était pas rebellée. Je crois qu'elle comptait sur un revirement de papa ou tout au moins sur un imprévu qui l'arracherait à une vie dont elle s'épouvantait.
L'imprévu était survenu : la mort de mon père. J'avais huit ans ; Évariste, dix.
Notre domaine était géré par un régisseur aux paroles doucereuses, aux yeux mobiles et fureteurs. Il ne parlait jamais haut, mais son regard magnétique enfonçait ses dards aigus dans ceux de son interlocuteur.
Je trouvais qu'il ressemblait à un émouchet cherchant sa victime.
Mon père avait placé tout son capital dans ce domaine et y avait organisé des plantations à productions échelonnées. Le régisseur affirmait que nous aurions de solides revenus à quelques années de là, mais, en attendant, il ne donnait que le strict nécessaire.
La timidité, une grande mésentente des affaires, une passivité qui la laissait toujours avec un espoir, ne permettaient pas à maman de lutter contre cet homme. Son âme, ennemie du trouble, lui enlevait toute possibilité d'affronter le combat.
Nous patientions. Le manoir était confortable parce que M. Amédée Chanteux y veillait. Si nous n'avions qu'un argent parcimonieux, il ne négligeait aucune amélioration intérieure, de façon que les oiseaux puissent se plaire dans leur cage.
M. Chanteux avait fait de bonnes études et avait appris à être bien élevé, mais, parfois, son éducation première le trahissait.
Nous prenions des leçons avec un vieux précepteur très savant qui nous enseigna dans la perfection. Nous aimions l'étude, mais je préférais la nature. J'étais infatigable et je connaissais tous les alentours. Ce jour-là, j'avais prolongé ma course. Nous étions en automne et cette saison me ravissait.
Quand je m'assis à table, je m'écriai :
C'est demain que rentre Évariste !
Mon frère devait passer quelques jours à la maison. Il habitait chez un ecclésiastique, à Rennes, où il suivait des cours pour l'École centrale.
Le vent d'automne secoua les girouettes. La mer mugit dans le lointain. Maman tressaillit et dit :
Il y aura une tempête cette nuit.
Tant mieux ! c'est si beau.
Je ne réfléchissais pas aux conséquences.
Ma mère me contempla.
Je savais que son désir eût été d'avoir une fille douce, sensible, avec un cœur timide comme le sien. Mais ce n'était pas mon genre.
J'avoue que je ne connaissais pas grand'chose de mon caractère, ne m'analysant jamais. Quant à mon physique, je ne m'en occupais guère. Je n'ignorais pas cependant que mes cheveux étaient blonds. Je les tressais en deux nattes épaisses.
Évariste a de la chance d'être à Rennes ! Je voudrais bien habiter une ville pendant quelques jours Oh ! pour voir ce que c'est Je m'habituerais difficilement à y rester toujours.
Maman ne me répondit pas, plongée dans une rêverie.
Je quittai la table et repris mon béret et mon manteau. Je passai par la cuisine où étaient mes compagnons habituels.
Rasco ! Sidra !
Les deux molosses bondirent.
La servante Jannit s'écria :
Où va Mamzelle ?
Me promener
Ma Doué ! ça ne finira pas bientôt ces caprices-là ?