J'éprouvai une telle commotion à la vue de M. de Mortagne et de M. de Rochegune, que je revins tout à fait à moi.
Peut-être aussi la légère blessure que je m'étais faite eut-elle une action salutaire, en cela qu'elle remplaça une saignée, car je me sentis presque dans mon état naturel.
Pendant que M. de Mortagne pansait cette blessure, M. de Rochegune s'emparait des papiers de M. Lugarto, qui était devenu livide de terreur.
Alors seulement je m'aperçus que la figure de M. de Mortagne était meurtrie en plusieurs endroits. Ses habits, ainsi que ceux de M. de Rochegune, étaient souillés de boue.
Dans mon premier saisissement, je n'avais pas réfléchi à tout ce que ce secours avait de providentiel.
Plus calme, je remerciai Dieu de m'avoir sauvée.
Je ne pris qu'une part muette à la scène suivante, mais elle est restée gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables.
Tant qu'elle dura, quoique M. de Rochegune fût plus témoin qu'acteur, ses traits basanés et contractés eurent une expression peut-être plus menaçante, plus effrayante encore, que l'emportement de M. de Mortagne.
Toutes les fois que le regard de M. de Rochegune s'arrêta sur M. Lugarto, il sembla flamboyer ; plusieurs fois je remarquai à la crispation nerveuse de ses mains qu'il faisait de grands efforts pour conserver un calme apparent. Toutes les fois aussi que ses yeux gris et perçants s'arrêtèrent sur M. Lugarto, celui-ci sembla presque en proie à une fascination douloureuse.
Après m'avoir donné les premiers soins, M. de Mortagne m'établit dans un fauteuil et me dit :
Vous allez maintenant, pauvre enfant, assister au jugement et à l'exécution de ce monstre Et il se retournait vers M. Lugarto.
Mais, monsieur, que prétendez-vous donc me faire ? Vous n'abuserez pas de votre force s'écria celui-ci en étendant les mains d'un air suppliant.
À genoux d'abord à genoux lui dit M. de Mortagne d'une voix terrible ; et de sa main puissante, il prit M. Lugarto par le collet et le força de s'agenouiller rudement sur le plancher.
Mais c'est un guet-apens un abus de
Tais-toi s'écria M. de Mortagne.
Mais
Un mot de plus, je te bâillonne.
M. Lugarto, accablé, laissa retomber sa tête sur sa poitrine
Écoute bien dit M. de Mortagne tu vas écrire à M. de Lancry que tu lui renvoies le faux qui peut le perdre : il m'est nécessaire qu'il croie que tu agis volontairement en lui rendant cette pièce, et que personne n'a été dans ton horrible confidence Tu m'entends
Un moment altéré, les traits de M. Lugarto reprirent peu à peu leur expression d'audace. Toujours agenouillé, il jeta un regard oblique sur M. de Mortagne et lui répondit :
Vous me prenez pour un enfant, monsieur ; vous pouvez me prendre ces papiers de force, mais je vous défie de m'obliger à écrire ce que vous voulez que j'écrive
Tu n'écriras pas ?
Encore une fois non non.
M. de Mortagne garda le silence pendant un moment, jeta les yeux autour de lui, puis il dit tout à coup.
Rochegune, donnez-moi l'embrasse du rideau ; est-elle solide ?
Très solide, dit M. de Rochegune, en ôtant un assez long cordon de soie de l'une des patères.
Que voulez-vous faire ? s'écria M. Lugarto en se levant à demi.
M. de Mortagne le rejeta à genoux.
Te mettre ce cordon autour du front et le serrer au moyen d'un tourniquet (ce manche de couteau sera parfait pour cela), et le serrer jusqu'à ce que tu cèdes C'est un moyen de torture excellent que j'ai vu pratiquer dans l'Inde Grâce à lui, les plus têtus obéissent.
Vous ne ferez pas cela ! s'écria M. Lugarto en tremblant vous ne ferez pas cela la justice la loi
Je me charge de répondre à la justice, l'important est que tu écrives dit M. de Mortagne avec un sang-froid effrayant, en faisant un nœud c