Nous sommes le premier jour de safar de l'an 1349. C'est le mois du voyage heureux : safar al rheir, comme on dit dans le pays.
Ce n'est pas trop tôt.
Le Neidenfels, cargo allemand de la Compagnie Hansa, nous emporte vers l'océan Indien, en route pour le golfe aux perles.
C'est le cargo du silence.
Une seule voix, de temps en temps, une voix où tonne la colère, passe sur le bâtiment : celle du maître avant Dieu. Les marins, en général, sont maîtres après Dieu, le commandant du Neidenfels, lui, l'est avant ! Le premier officier, le mécanicien, l'équipage courbent la tête. Parqués au-dessous de la passerelle, dans un coin de trois mètres carrés, nous ne levons non plus la nôtre.
Doubai only ?
Doubai seulement !
After finish ?
Après fini !
All right !
C'est tout ce qu'il nous avait dit depuis le départ, et tout ce que nous lui avions répondu.
Le cargo piquait en pleine mousson. Six jours comme ça, Safar al rheir !
Le sixième jour, l'après-midi, vers 2 heures, l'océan se rétrécit. Nous étions dans les derniers milles de la mer d'Oman. La veille, derrière nous, nous avions laissé le sultanat de Mascate. Nous avancions le long d'une côte sauvage. L'horizon devenait de plus en plus étroit. Le cargo vira. Alors, nous barrant le chemin, de puissants rochers surgirent comme les assises d'une porte monumentale qui manquait. C'était l'entrée du golfe Persique.
Le lendemain, au petit matin, nous rencontrâmes des bateaux perliers sur les bancs. À notre gauche, la côte des Pirates. Dans une heure, nous serions en vue de Doubai.
Bientôt, en effet, une longue ville apparut.
Doubai ! dit le commandant maître-avant-Dieu.
Oui !
Finish !
Fini.
Et il nous fit signe de boucler nos bagages.
Pourquoi cet homme-canon ne voulait-il nous conduire plus loin ? Caprice ? Prudence ? Avait-il une marchandise secrète à débarquer en chemin ? Je lui avais demandé de nous laisser au large de Bahrein. Cela ne l'eût guère détourné. De plus, il était cargo, ne refusant pas le fret ni sans doute toute autre affaire.
Cent livres ! avait-il répondu.
Les voilà ! Et je lui avais mis le matelas sur son bureau.
Non ! monsieur, non ! Et se déjugeant, il m'avait rendu l'argent.
On entendit la chaîne de l'ancre se dérouler. L'ancre tomba.
Doubai était devant nous, à quatre milles.
D'où vient ce nom de côte des Pirates ? Les mots eux-mêmes répondent. Avant 1913, le pays était en principe sous la domination des Turcs, mais les Turcs ne pouvaient y débarquer. À chacune de leurs tentatives, les Arabes de Doubai les rejetaient à la mer. Ibn Seoud les aida dans cette besogne. Depuis, les Anglais leur envoient des obus en guise d'ambassadeurs. Les pirates n'en gardent pas moins farouchement leur côte. Ils pensent qu'ils ont assez de poux, sans que nous leur apportions les nôtres.
Une galère rentrait à Doubai, voile ample, haute et rouge. Vingt rameurs nus. Une trentaine d'hommes, debout, appuyés sur leur fusil. Elle passa près du cargo, ne s'arrêta pas. Merci, mon Dieu !
Au bout de trois heures, deux sambouks abordèrent le Neidenfels. Dans l'un, huit terrifiants bonshommes, la cartouchière bondée, les poignards leur sortant du ventre, la chevelure rude et sans forme, de quoi vous couper la soif et c'est tout dire ! Dans l'autre, un homme civilisé, coiffé de la casquette du shah Pehlavi, un Persan. Le civilisé était quelque chose comme le représentant du pays fermé auprès de ces barbares d'Occident, qui apportent du pétrole, de la ferraille, mais jamais d'armes, n'est-ce pas ? Jamais !
Où est l'émir Abbas, lui demanda Chérif ?
L'émir Abbas, le fameux amiral de la mer, celui qui devait recevoir notre première lettre et faire parvenir la seconde, était malade. Nous faillîmes le devenir aussi à cette nouvelle.