Le vent soufflait du sud-ouest. De seconde en seconde la mer se faisait plus grosse. Immobile sur la passerelle, le capitaine interrogeait anxieusement l'horizon. Il était manifeste qu'on allait subir un coup de vent d'équinoxe, et le danger était d'autant plus grand que l'on était dans l'un des parages les plus périlleux.
Le navire était un superbe trois-mâts franc, de ceux qui font le long cours entre le Havre et l'Amérique du Sud. La traversée avait été fort heureuse, jusqu'au moment où, pour abréger le parcours, le capitaine avait eu la mauvaise idée de serrer la côte. La tempête venait de le surprendre par le travers de l'ìle de Sein, au voisinage de ce raz mortel, dont le courant effroyable peut atteindre une vitesse de douze nœuds.
On avait lutté désespérément contre la poussée du flot et du vent. Ce que voulait éviter le capitaine, c'était précisément ce terrible voisinage. Mieux valait perdre de la route et chercher le refuge de quelque petit port dans le sud. Par malheur, toute cette côte est effroyable. Au delà du cap Sizun, c'est la baie de Douarnenez ; mais elle est gardée par ces écueils redoutables, le Veau et la Chèvre. En deçà, c'est la plage inhospitalière d'Audierne, les récifs monstrueux de Penmarc'h. Il fallait redescendre jusqu'au niveau de Lorient pour essayer d'atterrir en un point quelconque de Groix ou de Belle-Isle, si toutefois l'état de la mer le permettait.
La résolution, favorable quelques heures plus tôt, ne faisait qu'accroître les périls de l'heure présente.
Il fallait virer vent devant, en plein fouet de la tempête.
L'équipage le tenta cependant. Avec une énergie surhumaine les hommes se multiplièrent.
Tous les efforts furent inutiles. Le navire manqua à virer. Chassé par le vent, drossé par le courant, il perdit son màt de misaine et la moitié de son grand mât. Alors, devant le désastre irréparable, à l'instant de faire côte, le capitaine donna l'ordre de mettre les embarcations à la mer.
Ce fut un moment sinistre. Le trois-mâts était la propriété d'un riche armateur français de Buenos-Ayres. Il le portait à son bord, en même temps que sa jeune femme, leur petite fille âgée de quatre ans, et la nourrice de celle-ci, une quarteronne du Brésil.
Lorsque la parole du désespoir eut été prononcée, et qu'il fallut s'en remettre à la grâce de Dieu, les ordres du capitaine séparèrent les quatre personnes. L'armateur et sa femme embarquèrent dans une baleinière, l'enfant et la nourrice dans un canot. La malheureuse mère s'était évanouie.