Tous les matins, vers sept heures, Mlle Adélaïde Courtois descend la rue Lepic où elle habite depuis vingt-cinq ans. Hiver comme été, elle trottine humble et discrète sur le trottoir, échange un petit salut avec la crémière et se gare des seaux d'eau que lance le garçon boucher occupé à faire la toilette des marbres sur lesquels il étale, un moment après, des viandes piquées d'une étiquette en zinc vernissé.
Les êtres et les choses de la rue Lepic sont devenus familiers à Mlle Adélaïde. Elle sait par cœur ce que contient le magasin du marchand de meubles. Elle pourrait dresser l'inventaire du chemisier-mercier qui exhibe des complets en coutil bleu, des paquets de chemises à raies violettes et blanches, des cottes indigo foncé et des peignoirs d'Oxford. Plus bas, près du boulevard, un chapelier au rabais offre aux convoitises élégantes des gibus doublés de satin rose, des melons à petits bords, des hauts de forme à la mode de l'année précédente. Et, de l'autre côté de la rue, pendant l'été, le serin de la marchande de frites, piaille à plein gosier dans une cage où se flétrit du mouron, au-dessus de la poêle pleine de graisse douteuse qui commence à grésiller.
Mlle Adélaïde passe inaperçue au milieu du public matinal : ouvriers et petits employés se rendant au travail journalier. Personne ne fait attention à la vieille fille. Elle tient si peu de place, du reste ! Elle est si peu extraordinaire avec sa pauvre robe de cachemire noir, son châle en laine gris de fer, son chapeau sombre garni d'une touffe de bluets décolorés.
Elle même ne flâne pas. Très vite elle se rend chez ses clientes. Elle en a une, une seule, par jour. Ce sont des contemporaines à elle, des toutes vieilles dames chez lesquelles elle coud depuis plus d'un quart de siècle