Quand je rouvris les yeux une aube livide gouachait les contours de notre abri, et tout de suite j'eus conscience que mon réveil ne s'était pas produit naturellement. Mon premier geste fut pour mes armes qui devaient être à la portée de ma main. Elles étaient toujours là. Dans le même temps que je faisais cette constatation rassurante un bruit de pas en fuite, légers, furtifs, se produisit derrière mon dos. Je tournai la tête et distinguai très nettement une silhouette humaine se faufilant entre les feux maintenant éteints du campement. Ce devait être un Malais à en juger par son accoutrement, une veste indienne et une jupe courte retenue à la taille par une ceinture.
Tandis qu'une hésitation bien légitime me clouait bras et jambes, l'individu se retourna, et ma perplexité se changea en stupeur. Les yeux soupçonneux et inquiets qui m'épièrent l'espace d'un éclair luisaient dans un visage blanc, parfaitement glabre, que son type général, plutôt que son galbe d'ailleurs régulier, reculait, à première vue, hors du temps, hors des races connues, soustrayait à toute définition comme à toute classification ethnologique. J'entends qu'il ne m'eût pas été possible de dire si l'étrange créature était jeune ou vieille, homme ou femme, aryenne ou sémite, toutes particularités qui se discernent au premier coup d'œil sur un visage ordinaire. Au reste, nos regards s'étaient à peine croisés qu'il s'élança d'un bond par-dessus les branchages calcinés et s'évanouit dans la jungle.
Vous pensez bien que je ne m'attardai pas à l'énigme plus particulièrement anthropologique impliquée dans cette apparition. Auparavant il importait de savoir si le visiteur nocturne était simplement un voleur ou un curieux isolé, ou le délégué d'un groupe hostile avec qui nous pouvions avoir, à brève échéance, maille à partir.
Un rapide inventaire de nos bagages me convainquit que rien n'avait disparu.
Rien, sauf le livre que je crus égaré d'abord mais qui demeura définitivement introuvable. Je finis par me rappeler d'ailleurs que le mystérieux personnage tenait à la main un objet parfaitement assimilable à un volume, et une douce hilarité m'envahit à la pensée que ce quidam plus ou moins sauvage croyait écrémer les fatalités inouïes qui nous jetaient dans cette île tropicale en nous chipant un livre terriblement soporifique et dont un bouquiniste parisien n'eût pas donné cinquante centimes. La suite va vous prouver une fois de plus combien inconsidérés nous sommes dans les jugements que nous portons sur les gestes dont le sens nous échappe, comme si la vie n'offrait pas des hasards et des diversités tels qu'un livre, si dénué de valeur fût-il pour le reste de l'humanité, puisse devenir entre les mains de l'être prédestiné un inestimable trésor.
Pourquoi riez-vous ? questionna ma femme que mes allées et venues avaient fini par réveiller.
Parce que je suis gai. Et je suis gai parce que j'ai le ferme espoir que bientôt nous allons être tirés d'embarras. Tandis que vous dormiez j'ai fait une ronde par là et j'ai découvert une piste, des empreintes de pas toutes fraîches des empreintes européennes
Je ne vous connaissais pas ce talent
Moi non plus. Vous sentez que c'était une supercherie, une histoire improvisée pour lui donner le change et me permettre de partir tout seul à la recherche de l'être mystérieux. Car un homme qui se contente de voler un livre quand il eût pu faire main basse sur un butin infiniment plus précieux pour lui mes armes notamment ne pouvait être un adversaire dangereux.
Donc il importait de s'en faire, le plus tôt possible, un ami ou tout au moins un auxiliaire, et j'étais fermement décidé à m'élancer à sa poursuite sans perdre une minute. Mais il ne fallait pas songer à emmener ma femme. En admettant même qu'elle eût pu me suivre dans la jungle, je n'osais l'associer à une expédition aussi hasardeuse. Mieux valait lui confier la garde du campement ; il convenait donc de