J'ai toujours été fort sceptique en face des hommes qui, rédigeant leurs souvenirs, commencent par établir que leur plus cher désir est de ne pas les voir publier. S'ils étaient sûrs d'écrire à papier perdu, on peut supposer qu'ils se contenteraient de s'asseoir dans un fauteuil et de repasser tranquillement en eux-mêmes l'existence écoulée. À quoi bon travailler pour le néant ?
Telle est la réflexion qui se présentait à mon esprit en parcourant les ma-nuscrits de mon grand-oncle. J'ai eu beau fouiller, relire, sonder ces docu-ments, je n'y ai pas trouvé des révélations sensationnelles ou des anecdotes ca-pables de jeter l'émoi parmi les générations présentes. Leur auteur n'a pas ga-gné de bataille, n'a pas rempli de mission diplomatique sans précédent, n'a pas eu les confidences inédites d'un souverain, bref ne mérite à aucun titre l'attention de la postérité, et pourtant, je n'hésite pas (après en avoir supprimé des dissertations oiseuses et des histoires de famille) à faire paraître ses mé-moires, m'y croyant contraint par sa réquisition posthume. Les broutilles éta-lées dans ces pages intéresseront un peu les Comtois, pas beaucoup les Pari-siens et nullement les étrangers, mais elles peuvent être remarquées de cer-tains, étant donné que l'homme a toujours regardé d'un œil fureteur les petits côtés de l'histoire. Tels ces provinciaux qui, après s'être pâmés d'admiration pendant des heures devant le Panthéon, s'en vont avec curiosité visiter le carré du Temple, tel le public, après avoir pendant des années contemplé l'étincellement de nos fastes, a voulu faire un tour à l'ombre. On lui a raconté de cent façons différentes les exploits des champs de bataille, les intrigues des gouvernements, les gloires des Césars, il veut maintenant connaître l'intérieur des mansardes ; on lui a dit ce qui se passait sur le trône, il désire savoir ce qui se passait à l'office. En histoire, aujourd'hui, le champ des conjectures n'est plus clos par le mur de la vie privée.
Armand Marquiset n'a malheureusement pas échappé au défaut de tous ceux qui écrivent leur propre roman, c'est-à-dire de le rédiger d'une seule fois lorsque l'âge est venu. Il l'a dit lui-même dans sa préface dont je citerai seule-ment ce passage :
« Dès 1815, j'avais écrit avec l'entrain naïf, la verve enthousiaste de la jeu-nesse, tout ce qui avait pu frapper mes yeux à peine ouverts et mon cœur en-core fermé. J'avais raconté les événements politiques les plus saillants, les anecdotes dont j'avais été le héros ou le témoin. Ces feuilles barbouillées à la hâte étaient le chant printanier de mes belles années. Quelque imparfaites que fussent ces pages, je ne retrouverai jamais la fraîcheur, la grâce qui les avaient dictées.
« Lorsque j'ai quitté Versailles, puis ensuite Mende, j'ai brûlé comme inu-tiles mon journal et mes papiers. Dès lors, je me suis toujours repenti de cet acte irréfléchi et, pour y remédier, j'ai essayé de reconstruire mon édifice avec ma mémoire et les quelques notes échappées à mon double incendie.
« Si dans les circonstances critiques dans lesquelles ils se trouvent, les hommes écrivaient aussi bien qu'ils pensent, il y aurait quantité de bons écri-vains ; mais écrire après coup, c'est voir perdre à la plupart d'entre eux la meil-leure partie de leurs facultés. Préoccupés de leur effort et de la difficulté de leur tâche, ils ont édifié sur mille détails qui donnent du charme ; ils se sont ressou-venus froidement ou du moins d'une manière incomplète. On n'a eu que l'ombre de leur action ou de leur verve première.
« J'avais bégayé mes aventures avec des paroles autrement colorées, au-trement expressives que celles employées à trente ans de distance. Au-jourd'hui, avec un sang plus calme, j'ai dû tomber dans l'écueil opposé, ajouter des phrases aux détails des faits et perdre ainsi de mon naturel et de ma simpli-cité, ces deux joyaux du style qu'on n