Je n'y peux rien ! répéta la jeune fille avec son indifférence stoïque.
Elles me renverront si elles veulent ; je ne puis pas les obliger à me garder !
Ariadne Ranine n'était pas intéressante, du moment où il n'y avait ni
révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se retrouva
bientôt dans son délaissement habituel.
Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement
les demoiselles de l'institut, avait été faire son petit cancan, dans les
maisons d'éducation cela s'appelle un rapport, ailleurs aussi, je crois bien.
Madame l'inspectrice, après s'être bien et dûment indignée, avait pris
clopin-clopant le chemin de l'appartement de madame la directrice. Elle
avait les jambes enflées ; d'aucunes prétendaient que la nature se vengeait
ainsi de la torture des brodequins à laquelle la bonne dame soume?ait ses
pieds depuis sa tendre enfance.
La grande-duchesse protectrice titulaire de l'institut de N était représentée,
fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d'un général
aide de camp de l'empereur, mort au service, des suites de ses blessures.
Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient valu à la veuve le poste
éminemment enviable et envié de directrice d'un des plus beaux instituts
de Russie.
Ce poste n'était pas seulement honorifique : il rapportait d'abord de
fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la ville, une
voiture et des chevaux entretenus aux frais de l'État ; puis la nourriture, le
bois, l'huile, le service obséquieux et absolument gratuit d'une valetaille
nombreuse, assez payée de ce qu'elle pouvait voler pour ne pas chicaner
les maigres appointements que donne le gouvernement. De plus, la directrice
avait le droit de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les
comptes présentés chaque mois par l'économe de l'établissement Honni
soit qui mal y pense ! D'ailleurs, depuis vingt-sept ans qu'elle administrait
l'institut, les économes n'avaient pas la vie si dure, et il en était mort
plusieurs pendant ce laps de temps, depuis vingt-sept ans, jamais ce
fonctionnaire et la directrice n'avaient eu maille à partir ensemble. La
directrice, dépourvue de toute fortune personnelle, avait élevé, doté et
marié trois filles ; quatre fils étaient entrés au service militaire :