Les affaires humaines se gouvernent par la pensée et par la force. Des esprits saugrenus s'avisèrent, de nos jours, que la pensée allait détrôner à jamais son immortelle rivale ; des pense-creux avaient dénoncé la force comme l'aveugle instrument de la barbarie, et avaient promis à la civilisation qu'elle serait désormais affranchie de ce joug brutal. Les débauches de la pensée n'ont pas tardé à confondre cette hâblerie révolutionnaire et, à rendre nécessaire l'action moralisante de la force. Nous savons maintenant, pour l'avoir senti dans nos ames et pour l'avoir vu de nos yeux, que, lorsqu'une société est divisée dans ses pensées, la parole et l'écriture sont impuissantes à la réconcilier avec elle-même. Nous avons appris à nos dépens que, loin de ramener la lumière et l'entente dans les contentions humaines, les élucubrations effrénées de la pensée ne produisent à la fin qu'un assourdissement et un obscurcissement universels. L'excès des controverses fait de nous des espèces de derviches hurleurs, chacun pivotant sur son idée fixe et mettant sa gloire à crier plus fort que le voisin. Il y a un moment où cette abrutissante confusion des langues devient intolérable, où l'esprit, agacé autant que les nerfs, demande à en finir et invoque la raison du plus fort et le jugement de Dieu. Alors la lutte s'ennoblit ; on sort de l'énervante atmosphère des polémiques troubles et des paroles vaines, et l'on respire l'air rafraîchissant et sain de l'action ; on ne se soucie plus que de bien faire ; on donne à sa cause le courage du soldat ou la foi du martyr. Alors l'intervention providentielle de la force épure les causes légitimes, châtie les fautes de tous et remet impérieusement dans le droit chemin les peuples domptés et quelquefois régénérés.