Extrait: "Non, V. I., je n'ai point douté de l'immortalité personnelle, et je sais aussi bien que vous que la personnalité est le réceptacle d'une réalité authentique. Mais il me semble qu'il ne sied guère de parler de ces choses, ni même d'y penser. Cher ami, nous sommes situés sur une diagonale non seulement dans notre chambre, mais aussi selon l'esprit. Je n'aime guère m'élever sur les cimes de la métaphysique, tout en me plaisant à vous voir planer majestueusement dans ces altitudes. Ces spéculations transcendantes, invariablement coordonnées en systèmes selon les lois de la logique, cette architecture qui se dresse au-delà des nuées, et à laquelle s'adonnent avec zèle tant d'entre nous, m'apparaissent, je le reconnais, comme une occupation vaine et sans espoir. Bien plus, toutes ces abstractions me pèsent, et si ce n'était que cela ! Au cours de ce dernier temps, toutes les acquisitions intellectuelles de l'humanité, toutes les richesses de pensées, de connaissances et de valeurs amassées et consacrées par les siècles, me semblent intolérables à la manière d'un joug irritant, d'un vêtement trop lourd dans lequel j'étouffe. Depuis longtemps déjà ce sentiment venait troubler mon âme, mais d'une façon passagère ; à présent, il s'est installé en moi. Je me dis : quel bonheur ce serait que de se jeter dans le Léthé, afin d'effacer totalement de l'âme le souvenir de toute les religions et de tous les systèmes philosophiques, de toutes les connaissances, de tous les arts, de toute la poésie, quel bonheur ce serait que de regagner le rivage, nu, allègre et léger tel le premier homme, d'étendre et de lever vers le ciel les bras nus, n'ayant conservé du passé qu'un seul souvenir celui du poids écrasant de ses vêtements et de la joie de les avoir dépouillés."