L'Univers est une espèce de livre, dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son Pays. J'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvé presqu'également mauvaises. Cet examen ne m'a point été infructueux. Je haïssais ma Patrie. Toutes les impertinences des Peuples divers parmi lesquels j'ai vécu, m'ont réconcilié avec elle. Quand je n'aurais tiré d'autre bénéfice de mes voyages que celui-là, je n'en regretterais ni les frais ni les fatigues.
Chassé autrefois de Paris par l'ennui & la préoccupation, je conçus le désir de visiter les Habitants de la Grande-Bretagne, dont quelques bilieux enthousiastes m'avoient conté des merveilles. Je croyais trouver dans cette Isle fameuse, non-seulement l'homme de Diogene, mais y en trouver par millions. J'arrivai à Londres enivré de ce doux espoir. Tout m'y parut au premier coup d'œil infiniment au-dessus de l'idée qu'on m'en avoit donnée. Chaque Anglais étoit pour moi une divinité. Ses actions, ses démarches les plus indifférentes, me semblaient toutes dirigées par le bon sens & la droite raison. S'il ouvroit la bouche pour parler, quoique je n'entendisse pas un mot de ce qu'il disait, j'étoit dans une admiration qui ne se peut exprimer. Cependant l'état de mes affaires ne me permettant point alors de rester dans ce séjour Angélique ; je l'abandonnai, pénétré des plus vifs regrets, avec la consolation néanmoins d'y transporter mes Lares dès que j'en seroit le maître. Cette première sortie est l'époque du goût que j'ai pris depuis à voyager. Je ne voulus point retourner en France sans voir la République des Provinces Unies. J'avoue que pour quelqu'un qui n'aime que le spectacle, il n'y a rien en Europe dont la vue puisse être plus satisfaite. C'est aussi à quoi se réduisent presque toutes les observations d'un Curieux ; car pour ce qui est des gens du Pays, ils sont si constamment attachés à leur commerce, qu'ils semblent avoir renoncé à toute société avec les humains : l'intérêt, dit-on, est leur dieu, le gain leur volupté, & l'épargne sordide leur vertu capitale.
Je revins à Paris tout-à-fait Jacques Rôt-de-bif, à la petite perruque près, n'osant pas encore mettre cette réforme dans mon ajustement, quoique j'y fusse encouragé par l'exemple d'un Géomètre à la mode, qui avoit rapporté de Londres ce ridicule de plus. Enfin, ma manie pour l'Angleterre étoit augmentée au point que tout m'étoit insupportable en France, même jusqu'à l'air que j'y respirais : je regardais les François en pitié, & comme une espèce d'animaux usurpateurs de la qualité d'homme, j'avois alors tant de noir dans l'esprit, que j'aurais couru grand risque de commettre un Anglicisme, c'est-à-dire, de me pendre ou de me noyer, si mon Ange tutélaire ne m'eût inspiré l'envie de changer de climat pour me dissiper. Tout bien pesé, ce parti me parut le plus raisonnable, & j'en profitai.
Nous avions depuis sept à huit mois à Paris un Ambassadeur de la Porte, qui étoit à la veille de s'en retourner. Charmé de trouver une si belle occasion de me dépayser, un beau matin je pris le devant, & m'en fus à Marseille attendre Son Excellence. Je m'étoit flatté d'obtenir mon passage sur l'un des Vaisseaux destinés à le transporter avec son monde ; mais après de vaines sollicitations, il fallut me contenter d'un chétif navire marchand, commandé par le Capitaine le plus arabe & le plus taquin que la Provence ait jamais produit. Le barbare me fit observer pendant tout le trajet un jeûne si austère, que j'en étoit devenu presque diaphane. Cependant le plaisir de voir du nouveau, me fit prendre mon mal en patience.