Les sceptiques se réclament de Benjamin Constant et citent volontiers son mot : « aucun but n'est digne d'aucun effort », pour se dispenser de rien entreprendre et vivre à la remorque des braves gens.
La vérité est que Benjamin a passionnément voulu le bien, passionnément servi la France, servi la justice, servi la liberté, servi la paix ; il a bravé l'exil pendant dix ans pour combattre l'esprit de conquête, pour combattre Napoléon Ier ; il a tout sacrifié, à commencer par son amour-propre, en acceptant de rédiger l'acte additionnel aux constitutions de l'Empire, assez peu sceptique pour croire que le conquérant malheureux pouvait «s'amender, assez généreux, en tous cas, pour consentir à l'y aider. Animé d'une foi enthousiaste, dédaigneux de toute prudence personnelle, il a fortement exprimé ses déceptions, sans cesser de continuer ses luttes ; sa clairvoyance aigûe, son indomptable esprit, son indignation n'épargnaient pas plus l'oppression, d'où qu'elle vint, que ses complices, l'hypocrisie et là sottise ; il se fit ainsi trop d'ennemis. Ses contradicteurs, réduits au silence et à la rancune, se vengèrent en le calomniant de son vivant, en le discréditant après sa mort ; doublement isolé par sa supériorité et par la crainte qu'il inspirait, il fut pour eux au premier rang des morts qu'il faut qu'on tue.[1] Son oeuvre n'en a pas moins survécu à toutes ces haines ; elle ressuscite ; enfin sonne pour lui, non pas l'heure d'une revanche dont il avait l'âme trop haute pour se soucier, mais l'heure d'être compris et, par là, pleinement utile et bienfaisant.