Mlle Bernard fut alors tout à fait abandonnée et ne vit plus que rarement
et à peine, aux heures des repas, ce mari qu'elle n'avait jamais aimé
et qu'à présent elle méprisait. Trop honnête pour se venger, trop fière
pour se plaindre, elle fuyait le monde, et, presque toujours seule dans
son vaste appartement du quai Malaquais, elle se consacrait tout entière
à son fils, qui suivait, comme externe, les cours du lycée Louis-le-Grand
et donnait déjà les signes d'une intelligence singulièrement précoce. Elle
était de ces mères qui apprennent le grec et le latin pour corriger les devoirs
de leur enfant et lui faire réciter ses leçons. On parlait d'elle avec
admiration ; car les quelques femmes admises dans son intimité, n'avaient
aucun sujet de jalousie contre ce?e beauté qui se cachait, beauté demeurée
intacte cependant, sur laquelle la trentaine avait mis la chaude pâleur
d'un beau marbre et que le temps ni le chagrin n'avaient marquée d'un
seul coup d'ongle. Ce malheur, subi avec tant de courage et de dignité,
était cité partout comme un exemple, et la médisance parisienne ne soulignait
même pas d'un sourire le nom du colonel de Voris, un camarade
de promotion du mari, dont le sentiment respectueux pour M?? Bernard
des Vignes osait à peine se manifester par de timides visites.
Enfin, il était fini, le long supplice de ce?e pauvre femme. Bernard,
le gros Bernard, comme l'appelaient ses amis du club, n'avait pu résister
à sa dernière indigestion de truffes ; et, sur le seuil de l'église, autour
du volumineux cercueil qu'a?endait le fourgon des Pompes funèbres, on
formait le cercle pour écouter les discours.