Des événemens considérables ont, au cours de ces dernières années, ramené l'attention sur l'Inde. Guerre aux frontières, troubles à l'intérieur ; la famine, la peste, tous les fléaux se sont abattus à la fois sur ce grand pays. Le problème indien s'est posé devant l'Europe, car il y a un « problème indien. » Beaucoup de gens doutent qu'il puisse être résolu, et c'est déjà une tâche difficile que d'en préciser nettement les données. Où les chercher ? A qui les demander ? Aux publicistes anglais ? Certes ils abondent. Depuis cent quarante ans que l'Angleterre a commencé la conquête territoriale de l'Inde, toute une littérature anglo-indienne est venue au jour : il faudrait une vie d'homme pour la dépouiller et je ne suis pas sûr que ce grand effort aboutît à une certitude solidement établie. L'immense monceau de livres se rangerait en deux tas inégaux : les optimistes, nombreux, bruyans, écoutés, et le petit groupe des pessimistes, qui prophétisent dans le désert. En voulant les concilier, on risquerait de tomber dans ce piteux état de nullité intellectuelle que les sots décorent du nom d'impartialité et qui consiste à tout affirmer et à tout nier sur toutes les questions. Faudra-t-il s'en tenir aux documens officiels, aux actes publics, à la statistique ? Mais les actes publics ne prennent de signification que lorsqu'on en connaît bien les antécédens et les résultats. La statistique, dans l'Inde, est née d'hier et personne n'ose encore s'y appuyer. Les chiffres ne commencent à devenir intéressans que si l'on peut les opposer les uns aux autres. Or, le recensement de 1881 est si incomplet que, lorsqu'on veut le rapprocher de celui de 1891, les élémens de comparaison s'évanouissent. Impossible d'apprécier en nombres exacts l'accroissement de la population, les variations de la fortune publique, le mouvement social et intellectuel ; dans certains cas, impossible de savoir même si ce mouvement est progressif ou rétrograde.
Ne serait-il pas plus simple de retenir une cabine à bord d'un bateau de la Compagnie Péninsulaire et Orientale et d'aller étudier l'Inde chez elle en la traversant de part en part de Bombay à Calcutta ? L'expérience personnelle et la vision locale ont des avantages qu'on ne peut contester et, dans un âge comme le nôtre, cette méthode est d'un emploi relativement facile. Est-elle applicable à l'Inde ? J'en doute. Pour une foule de raisons, dont quelques-unes vont être expliquées dans les pages qui suivent, l'Inde se dérobe au passant. Un touriste qui a visité les parties les plus intéressantes du pays, dans des conditions exceptionnellement favorables, c'est-à-dire avec les poches bourrées de lettres de crédit et de lettres d'introduction, rapportera de la terre des rajahs des albums pleins de croquis, des herbiers pleins d'échantillons et le souvenir des bons dîners européens faits chez les fonctionnaires anglais. Entre le sorbet et le café, on lui aura expliqué l'Inde et ce sera absolument la même chose que s'il était resté au coin de son feu et s'il s'était assimilé la littérature optimiste dont je parlais tout à l'heure.