Bagrianof n'appelait cependant sa femme que « ma chère épouse, mon
âme, ma chérie » ; mais, tandis qu'il lui prodiguait ces noms de tendresse,
le regard glacial et sardonique de ses yeux clairs suivait les mouvements
de la malheureuse.
Si faible que fût la lueur d'intelligence qui lui était restée, le père de
la jeune femme comprit quel devait être le lot de sa fille en ce monde ; au
bout de quelques semaines, le chagrin l'avait tué.
Vingt ans s'étaient écoulés depuis, et la destinée de madame Bagrianof
n'avait pas changé. Elle avait mis au monde et nourri dix enfants, qui tous
étaient morts en bas âge. Le onzième enfant était une petite fille frêle et
mignonne que la mère ne put nourrir, son lait ayant disparu tout à coup,
par suite d'une frayeur que lui avait causée son seigneur et maître. Cela
sauva l'enfant, qui, nourrie par une paysanne, grandit à souhait, et sa
grâce d'oiseau craintif se développa doucement sous les yeux de sa mère
qui l'idolâtrait.
Depuis de longues années, Bagrianof avait coutume de recruter son
sérail dans les rangs des jolies filles de son village le plus rapproché. Il
les faisait venir chez lui, suivant sa fantaisie, les y gardait un jour, deux
parfois, les faisait manger à la cuisine et les renvoyait avec un présent,
le plus souvent un mouchoir de coton bariolé, de ceux que les femmes
portent sur la tête, et dont il avait un provision dans une armoire de son
cabinet.
Au village, on avait depuis longtemps cessé de le maudire. À quoi bon,
en effet, charger d'imprécations la pierre du sépulcre qui vous sépare à
jamais des vivants ? Bagrianof était sourd et muet comme ce?e pierre. De
temps en temps, obéissant à une coutume immémoriale, les paysans venaient
le supplier de leur reme?re l'impôt, d'a?endre à la saison nouvelle,
ou d'épargner quelqu'un des leurs à l'époque du recrutement.