On se rappelle les applaudissemens unanimes qui accueillirent en France, il y a un an, le rejet de la nouvelle constitution fédérale proposée au vote du peuple suisse par le conseil national et le conseil des états. Cette vive satisfaction était naturelle, puisque ce vote était considéré comme une bataille entre l'influence allemande et l'influence française, et puisque M. de Bismarck n'avait pas fait mystère de l'appui qu'il prêtait aux partisans de la révision. D'ailleurs la majorité des cantons français avait voté contre la révision, la majorité des cantons allemands avait au contraire voté pour : il n'en fallait pas davantage pour que le rejet de la révision fût envisagé chez nous comme une défaite pour les ambitions germaniques, et salué comme une victoire pour l'indépendance d'une nation dont les intérêts politiques sont liés désormais étroitement aux intérêts de la France.
Il y a certainement du vrai dans cette appréciation hâtive des événemens qui se passent aujourd'hui en Suisse. Le parti de la germanisation a subi l'année dernière un échec signalé. Tout ce qui retarde dans ce pays la destruction de l'autonomie des états et l'avènement de la centralisation unitaire, tout ce qui prolonge le maintien de la constitution fédérale peut être regardé comme une mesure conservatrice de l'indépendance nationale. La Suisse n'est pas une nation comme une autre, et dont l'unité soit pour ainsi dire matériellement garantie par la similitude de la langue, de la race ou des lois ; son indépendance et son unité nationales tiennent à ses traditions de liberté, à ses institutions séculaires, à sa constitution fédérative elle-même. Elle proteste par son existence même contre ce principe des nationalités dont on fait un si dangereux abus de l'autre côté du Rhin quand on oppose la science ethnologique à la volonté des populations. La Suisse enfin est un des boulevards de la liberté européenne contre cette odieuse politique de conquête qui se couvre aujourd'hui du masque des idées modernes, et qui se vante d'affranchir les peuples au moment même où elle les opprime. A ce point de vue, il est permis de dire que le rejet de la révision de la constitution fédérale a été une victoire pour le parti français et une défaite pour le parti allemand.
Ce serait cependant une erreur que de réduire la question à ces termes simples, et de ne voir dans cette crise nationale que le combat du parti allemand avec le parti français. Ce serait même une imprudence ; car la révision de la constitution fédérale ne saurait être indéfiniment ajournée, et elle aura toujours pour résultat d'affaiblir les cantons au profit du pouvoir central. En ce moment même, les chambres fédérales élues depuis le rejet de la nouvelle constitution, et composées en majeure partie de révisionistes, recommencent le travail de leurs devancières. Il faut bien reconnaître que le plébiscite de l'année dernière n'a rien eu d'irrévocable et de décisif. Beaucoup de causes diverses y ont contribué ; beaucoup d'opinions et d'intérêts de diverses natures se sont coalisés de part et d'autre pour amener ce résultat. Si l'influence allemande est entrée pour quelque chose dans l'entreprise de la révision, elle a eu pour auxiliaires une foule d'autres influences très différentes et très peu favorables à l'ambition germanique. Si les secrets desseins du cabinet de Berlin s'accommodent d'une mesure qui, donnant à la Suisse une constitution plus unitaire, la prépare pour ainsi dire à se laisser entraîner dans le mouvement du grand corps germanique, il ne faudrait pas s'imaginer qu'aucun dessein pareil entrât dans la pensée des auteurs et des partisans de la révision. Lorsqu'ils réclamaient la centralisation militaire, l'unité de la législation civile et commerciale, le mariage civil, l'extension des travaux publics, l'abolition des privilèges municipaux et des entraves mises par les institutions locales à la liberté individuelle, ils s'inspiraient au contraire des idées