Cassoulet arriva au château tout essoufflé et s'en fut trouver le gouverneur qui travaillait, seul, dans son grand et riche cabinet du rez-de-chaussée.
Seul de tous les fonctionnaires Cassoulet avait ses entrées libres dans le cabinet de M. de Frontenac. Aussi, à la vue du lieutenant, le gouverneur ne marqua-t-il nulle surprise ou irritation. Il leva la tête, se renversa sur le dossier de son fauteuil et, tout en jouant avec sa plume, il considéra un moment le lieutenant des gardes.
Eh bien ! tu as repris ton bras, mon ami ?
Il souriait.
Excellence, il ne s'agit plus de mon bras, mais d'une affaire très grave.
Voyons !
Excellence, j'aime la fille de Maître Turcot.
Voici une affaire grave, en effet, Monsieur de Cassoulet, répliqua Frontenac sans marquer trop de surprise. Et depuis quand es-tu épris de la fille de Maître Turcot ?
Depuis hier.
Ce sont là des amours fort jeunes encore !
Mais elles sont là pour toujours !
Et Cassoulet frappa rudement son cœur.
Soit. Et tu dis que la fille de Maître Turcot t'aime ?
J'allais vous le dire. Excellence.
Eh bien ! Cassoulet, épouse la fille de Maître Turcot.
Je le veux bien, si vous le voulez, et si Maître Turcot le voudra.
Il le voudra, je me porte garant de son consentement.
Merci, Excellence. Mais j'oublie de vous dire que la fille de Maître Turcot n'est plus la fille de Maître Turcot !
Ah ! ça. Maître Cassoulet, s'écria sévèrement M. de Frontenac, venez-vous céans vous moquer de moi ? Que signifie votre barbotage ?
Je dis, Excellence, que Mademoiselle Hermine est fille de Monseigneur l'évêque !
Frontenac éclata de rire.
Cassoulet rougit, se donna un coup de poing dans le ventre, et bredouilla aussitôt :
Ah ! pardon. Excellence ! Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que Maître Turcot a mis sa fille sous la protection de Monseigneur l'évêque.
Ah ! ah !
Comprenez-vous. Excellence ?
Je comprends que Maître Turcot a mis sa fille sous la protection de Monseigneur l'évêque pour que tu ne puisses l'avoir !
Justement. Oh ! vous savez. Maître Turcot est un rusé compère.
Alors, tu viens me dire que la fille de Maître Turcot est sous le toit épiscopal ?
Tout juste, et je suis venu vous demander des ordres pour l'en faire sortir.
Frontenac garda le silence et fronça terriblement ses sourcils.
L'affaire était très grave, en effet.
Si le gouverneur représentait une autorité, celle du roi, l'évêque représentait une autre autorité, celle du pape, et qui n'était pas moindre aux yeux du peuple que la première. M. de Frontenac, qui était un homme d'une énergie redoutable, d'un esprit volontaire, jaloux de son autorité et voulant diriger avec un pouvoir absolu, s'était heurté à une opposition énergique de l'évêque quand il avait essayé d'empiéter sur les pouvoirs religieux. Son orgueil de représentant du roi, et d'un roi qui alors régnait en maître souverain sur la France et le monde entier, le Grand Louis, avait été froissé, et plus encore quand l'autorité royale avait dû s'incliner, retraiter devant l'autorité épiscopale. Il y avait donc eu entre M. de Frontenac et Mgr de Saint-Vallier discussions vives et aigres, et il s'en était suivi une froideur de relations qu'il n'était pas facile de faire disparaître.
Rappelons que M. de Frontenac, lors de sa première administration (1672-1682) avait eu beaucoup de difficultés avec Mgr de Laval au sujet de la traite de l'eau-de-vie. (Et à ce sujet et dans un récit ultérieur nous aurons l'avantage de faire voir à notre bienveillant lecteur des intrigues intéressantes).
M. de Frontenac favorisait le trafic de l'eau-de-vie parce qu'il le croyait un stimulant au commerce ; de son côté, Mgr de Laval le condamnait, parce qu'il le croyait néfaste au bien matériel comme