Je suis née à Paris. Ces quelques mots m'ont, dès l'enfance, conféré un si solide contentement, ils m'ont à tel point construite, j'ai puisé en eux la notion d'une chance si particulière et qui présiderait à toute ma vie, que je pourrais répéter ce vers de Verlaine :
L'amour de la patrie est le premier amour
Ainsi illustrerais-je une de mes vérités, car on sent bien que le poète a pour privilège d'être multiple, de pouvoir prouver sa sincère abondance, de n'être enfermé en rien. Chez lui, le double choix n'est pas contradiction, mais prolongement du raisonnement et croissance de la sagesse. Les sentiments que je dépeindrai, même tout uniment, ne seront donc jamais absolument simples, quelle que puisse être leur apparente netteté.
Je suis née à Paris, boulevard de Latour-Maubourg. Je n'ai pas gardé le souvenir précis du lieu où s'élevait la demeure vitrée comme une serre chaude que me décrivait souvent ma mère, devant laquelle un jour elle me conduisit, et où j'avais passé les premiers mois de ma vie. Ma mémoire s'éveille dans un opaque hôtel de l'avenue Hoche, spacieux et haut, serpenté par des escaliers recouverts de laine rouge, que surchargeaient et fleurissaient les roses, les verts, les bleus fanés des tapis d'Orient. Le salon le plus important de l'hôtel était habillé de peluche couleur de turquoise, meublé de canapés et de sièges dorés, et deux larges pianos y étalaient, côte à côte, le désert laqué de leurs reflets de palissandre, sous un haut palmier languissant. Les plantes vertes des appartements m'ont, en souvenir du palmier de mon enfance, attristée désormais comme le fauve soumis des cirques, comme la Malabaraise faisant emplette de provisions aux étalages d'un marché de Paris.
D'un autre côté du vestibule, un boudoir oriental, brillant, tintant, pourrais-je dire, comme des bijoux de bazar, précédait une galerie où s'encadraient dans le chêne sculpté des portraits d'aïeux portant sceptres et couronnes. Aïeux paternels, ayant régné sur le Danube et les Carpathes, adoucis par le sang plus délicat de leurs mères et de leurs épouses grecques. Leur légende, que mon père m'expliquait, me les montrait tout-puissants et implacables. Pourtant, l'un d'entre eux tenait entre ses mains une colombe. Je sentais, en les regardant, que, depuis des siècles, je les avais quittés pour devenir la petite fille toute neuve de l'avenue Hoche et d'un jardin de Savoie.
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La comtesse Anna-Élisabeth de Noailles, née Bibesco Bassaraba de Brancovan, est une poétesse et une romancière française, d'origine roumaine, née à Paris le 15 novembre 1876 et morte à Paris le 30 avril 1933.