La marche de notre histoire doit rétrograder un peu, afin de pouvoir détailler les circonstances qui avaient placé miss Vère dans la fâcheuse situation d'où elle avait été délivrée, sans qu'elle s'y attendît, et, dans le fait, sans qu'il y eût intention, par l'apparition d'Earnscliff et d'Elliot, avec leurs amis et leurs compagnons, devant la tour de Westburnflat.
La veille de la nuit pendant laquelle la maison de Hobbie avait été brûlée, miss Vère fut invitée par son père à l'accompagner dans une promenade qu'il se proposait de faire dans une partie éloignée des sites romantiques qui se trouvaient aux environs de son château d'Ellieslaw. « Entendre, c'était obéir », dans le vrai style du despotisme oriental. Mais Isabelle tremblait en silence, pendant qu'elle suivait son père à travers d'étroits sentiers, tantôt le long d'un ruisseau qui serpentait, tantôt grimpant les collines qui lui servaient de rives. Un seul domestique, choisi peut-être à cause de sa stupidité, les accompagnait. D'après le silence de son père, Isabelle ne douta point qu'il n'eût fait choix d'un lieu aussi éloigné et aussi solitaire pour reprendre la discussion qui avait si fréquemment eu lieu relativement à la demande en mariage de sir Frédéric, et qu'il ne méditât sur les moyens les plus propres à lui faire sentir la nécessité de l'admettre comme un prétendant. Mais pendant quelque temps ses craintes parurent être sans fondement. Les seules phrases que son père lui adressait de temps à autre avaient rapport aux beautés du paysage romantique qu'ils parcouraient, et dont les scènes variaient à chaque pas. À ces observations, quoiqu'elles parussent venir d'un cœur rempli de soins plus sombres et plus importants, Isabelle tâchait de répondre d'une manière libre et sans contrainte, autant qu'il lui était possible au milieu des craintes involontaires qui se présentaient en foule à son imagination.
Tout en soutenant avec une difficulté mutuelle une conversation qui n'avait pas de suite régulière, ils parvinrent enfin au centre d'un petit bois composé de gros chênes entremêlés de bouleaux, de frênes, de coudriers, de houx et d'une grande variété de bois taillis. Les branches des grands arbres s'entrelaçaient dans le haut, et leurs troncs garnissaient le terrain du taillis. L'endroit où se trouvaient Ellieslaw et sa fille était plus ouvert, et cependant couronné par une arcade naturelle de grands arbres et assombrie, à une certaine profondeur sur les côtés, par une quantité d'arbrisseaux et de buissons.
« C'est ici, Isabelle », dit M. Vère, en continuant la conversation si souvent reprise et si souvent suspendue, « c'est ici que je voudrais élever un autel à l'amitié.
À l'amitié, monsieur [1] ! dit miss Vère, et pourquoi dans ce lieu sombre et écarté plutôt qu'ailleurs ?
Oh ! il est facile de prouver que le local lui conviendrait », répliqua son père avec un ris moqueur. « Vous savez, miss Vère (car vous êtes, je le sais fort bien, une jeune femme savante), vous savez que les Romains ne se contentaient pas dans leur culte de personnifier chaque qualité utile, chaque vertu morale à laquelle ils pouvaient affecter un nom, mais qu'en outre ils adoraient la même vertu sous différents titres et attributs qui pouvaient lui donner une nuance distincte ou un caractère particulier. Eh bien ! par exemple, l'amitié a laquelle je voudrais dédier ici un temple n'est pas l'amitié des hommes, qui abhorre et dédaigne la duplicité, l'artifice et le déguisement mais l'amitié des femmes, qui ne consiste guère que dans une disposition mutuelle de la part des amies, comme elles s'appellent, à se soutenir les unes les autres dans leurs ruses cachées et dans leurs petites intrigues.
Vous êtes sévère, monsieur.
Je ne suis que juste, un humble copiste d'après nature, qui a l'avantage de contempler deux études excellentes, telles que Lucy Ilderson et vous.