Or, pour le penseur, pour l'historien, pour le poète, il y a un bien autre
sujet de rêverie dans les révolutions, ces tempêtes de l'atmosphère sociale
qui couvrent la terre de sang et brisent toute une génération d'hommes,
que dans les orages du ciel qui noient une moisson ou grêlent une vendange,
c'est-à-dire l'espoir d'une année seulement, et qui font un tort que
peut, à tout prendre, largement réparer l'année suivante, à moins que le
Seigneur ne soit dans ses jours de colère.
Ainsi, autrefois, soit oubli, soit insouciance, ignorance peut-être
heureux qui ignore ! malheureux qui sait ! autrefois, j'eusse eu à raconter
l'histoire que je vais vous dire aujourd'hui, que, sans m'arrêter au lieu
où se passe la première scène de mon livre, j'eusse insoucieusement écrit
ce?e scène, j'eusse traversé le Midi comme une autre province, j'eusse
nommé Avignon comme une autre ville. Mais aujourd'hui, il n'en est pas
de même ; j'en suis non plus aux bourrasques du printemps, mais aux
orages de l'été, mais aux tempêtes de l'automne. Aujourd'hui, quand je
nomme Avignon, j'évoque un spectre, et, de même qu'Antoine, déployant
le linceul de César, disait : « Voici le trou qu'a fait le poignard de Casca,
voici celui qu'a fait le glaive de Cassius, voici celui qu'a fait l'épée de Brutus
», je dis, moi, en voyant le suaire sanglant de la ville papale : « Voilà
le sang des Albigeois ; voilà le sang des Cévennois ; voilà le sang des républicains
; voilà le sang des royalistes ; voilà le sang de Lescuyer ; voilà
le sang du maréchal Brune. »