Au sommet de la côte suivante, André Maynotte se retourna encore ; il n'y avait plus sur le grand chemin que la poussière soulevée par sa propre course. Si loin que pût se porter le regard, rien ne se montrait. Les limiers, lancés à sa poursuite, étaient distancés déjà.
« Hardi, Black ! bon cheval ! »
Il venait parfois, en sortant de décurie, il venait jusqu'à la petite fenêtre de la resserre, et Julie, la belle créature, lui donnait du sucre et du pain. Julie faisait mieux, elle le caressait tout hennissant. Black était le cinquante-et-unième et le seul bien traité parmi les galants de Julie.
« Hardi, Black ! souviens-toi de cela ! »
On eût dit qu'il se souvenait, en effet, le noble animal. Sa course était douce et rapide comme un vol.
Elle s'éveillait dans un baiser, Julie, pâle et blanche comme un lis, mais si adorablement belle que le cœur d'André éclatait à la fois d'allégresse et de douleur. C'était affaire à Black de se conduire tout seul : André ne voyait plus que Julie.
Julie ouvrit les yeux et se dressa tout effarée. Elle ne se souvenait plus. Puis sa mémoire parla soudain ; elle poussa un cri.
« Nous sommes sauvés ! » lui dit André, qui souriait paisiblement.
Julie demanda :
« Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu donc fait ? »
Car il fallait une cause à cette fuite étrange.
« Nous sommes sauvés, répéta le jeune ciseleur. Je suis heureux et je t'aime. »
Ses lèvres effleurèrent le front de Julie, qui frissonna et demanda :
« Où me mènes-tu ? »
André souriait toujours.
À un endroit où la route était solitaire, il tourna brusquement la tête de Black et prit un chemin de traverse sur la gauche.
Au bout d'un millier de pas, il tourna pour la seconde fois, sur la gauche encore ; et pendant toute une demi-heure, il alla ainsi, de sentier en sentier, tournant partout où la légère voiture pouvait passer. Black se faisait du bon sang maintenant et trottait à son aise.
« Qu'espères-tu ? » interrogeait cependant Julie.
Elle ajoutait, croyant qu'il s'agissait de tromper définitivement une poursuite :
« C'est un jeu d'enfant ! on se cache un jour, deux jours
Je ne veux pas me cacher plus d'un jour, » répliqua André.
Sa route en zig-zag était finie. Il commença à se diriger vers l'est d'après le soleil. Deux heures après le départ de Caen, à peu près, il retrouva l'Orne, qu'il traversa au bac de Feugerolles, après quoi il franchit le grand chemin d'Alençon, puis celui de Falaise, aux environs de Roquencourt.
À cette heure et non loin de là, il aurait pu rencontrer un autre de nos personnages, J.-B. Schwartz, errant de sentier en sentier et secouant sa conscience.
Entre Bourguebus et la route de Paris, de grands bois s'étendent. André mit Black au pas tant que dura leur ombrage ; puis il dit :
« Nous y reviendrons. »
Le regard de Julie glissa vers lui plein d'inquiétude. La sérénité même d'André lui faisait peur. Avait-il perdu la raison ?
André s'arrêta à cent pas de la route de Paris, en vue du petit village de Vimont, à une demi-lieue de Moult-Argence. Il fit descendre Julie et déchargea la valise, qu'il porta de l'autre côté de la haie.
« Je vais chercher notre déjeuner, dit-il, attends-moi. »
Julie s'assit sur l'herbe. C'était pour elle un songe plein de fatigue. Elle ne savait rien ; elle ne devinait pas. Le matin, quand il s'était agi de partir et qu'elle avait demandé :
« Avons-nous donc quelque chose à craindre ? »
André lui avait répondu :
« Oui, quelque chose de terrible. »
Et l'expression de sa physionomie, elle s'en souvenait bien, était plus effrayante encore que ses paroles.
Maintenant, il est vrai, André souriait, André affirmait qu'il n'y avait rien à redouter.