Il est en toute époque de l'année grand nombre de masques qui s'ébattent sur le pavé de Paris. De pauvres hères, sans ressources ni moyens, et n'ayant reçu de la nature qu'une dose d'astuce et de rouerie assez forte pour ne pas mourir de faim, s'attachent aux opinions qui ont cours dans le public, prennent un travestissement, à l'aide duquel ils figurent tant bien que mal ceux en qui se personnifieraient les idées et les sentiments ayant puissance d'émouvoir et de passionner, et arrivent ainsi au cœur et à la bourse de nombreux innocents.
C'est dans les rangs de ces masques des quatre saisons qu'était tombé le vieux comte de Rocheboise.
Privé à la fois de la pension que lui servait son fils et des aumônes de la cour et des ministères, dont la patience finissait par se lasser, il voyait chaque jour baisser ses ressources. Comme ses relations s'abaissaient en même temps, dans l'un des obscurs tripots qu'il fréquentait alors, il s'était rencontré avec M. Friquet, dont il avait autrefois reçu la visite à l'hôtel de Rocheboise.
Malgré l'embarras que pouvait amener entre eux le souvenir de cette première entrevue, ces deux hommes, faits pour s'entendre, s'étaient bientôt réunis. Ils étaient déjà d'accord sur la bassesse des moyens par lesquels on peut assouvir les instincts cupides, et le mendiant de la cour n'eut qu'un pas à descendre pour arriver au mendiant de la ville.
Bientôt naquit entre eux l'idée d'une association d'après laquelle Rocheboise accompagnerait et seconderait Friquet dans ses excursions, et partagerait les bénéfices que pourraient amener son expérience du monde et son aspect vénérable.
C'était pour s'entretenir des clauses de ce traité que Rocheboise se rendait un matin dans la rue Saint-Jacques, au logis de M. Friquet.
Il entra comme le mendiant à domicile était à sa toilette. Celui-ci indiqua un siège au vieux comte, et revenant se poser devant son petit miroir, continua d'abattre la moitié d'un favori dont la première avait déjà disparu sous le rasoir.
Vous permettez dit-il à Rocheboise. Nous pouvons également causer.
Je vous en prie.
Et d'abord, avez-vous touché quelque chose au ministère ?
Trente misérables francs ! sur les fonds secrets et encore m'a-t-on prié de n'y plus revenir des ingrats !
Le mot est juste vous les avez entourés de sollicitudes Eh bien, il faut vous attacher à une autre branche nous travaillerons ensemble
Je suis venu pour cela Pourquoi diable coupez-vous vos favoris ?
Parce que les sœurs doe Saint-Vincent-de-Paul n'en portent pas.
Ah ! je comprends vous me donnerez des conseils des instructions.
Allons donc ! avec votre intelligence, vous en saurez demain autant que moi Auriez-vous la bonté de me passer ce jupon ?
Le voici. Vous êtes religieuse, et vous allez quêter pour
Avez-vous lu hier des journaux ?
Sans doute.
Eh bien, vous avez dû voir un article ainsi conçu : « On apprend à l'instant que l'une des principales maisons de l'ordre de Saint-Vincent-de-Paul, établie à Granville, a été dévorée par les flammes. Nous déplorons sincèrement le malheur oui vient de frapper une congrégation dont l'humanité a retiré tant d'admirables et touchants services. Espérons que tous les cœurs généreux, sans distinction de croyance ou d'opinion, viendront en aide aux malheureuses sœurs privées de leur asile. Le couvent n'était point assuré. »
Ah ! ah I j'y suis, dit Rocheboise.
Faites-moi donc le plaisir de me tendre ma guimpe, cette réclame, comme vous le pensez, est de moi. J'ai des facilités avec le Véridique, journal grand format, qui insère mes notes à tant par mois. Celle-ci est reproduite ce matin par tous les journaux vertueux. Le démenti arrivera bien dans quelques jours, mais alors l'affaire sera dans le sac.