» À cet instant même, j'étais à l'avant, en compagnie de quatre hommes de l'autre équipe. Soudain, de l'arrière, monta un grand cri, et sur le pont, au-dessus de nos têtes, le bruit sourd d'un cabestan qu'on manœuvrait. Tous les cinq, nous nous précipitâmes par la sortie donnant à bâbord. Le crépuscule s'épaississait : nous n'en vîmes pas moins un spectacle effroyable. Par-dessus le bastingage de bâbord, et venant de la mer, une masse grise, aux longues ondulations, débordait, se laissait glisser à l'intérieur du navire, couvrait les ponts ! Plus je regardais, plus ma vision devenait aigue, comme si une clarté surnaturelle m'eût éclairé. Et voici que, tout à coup, cette masse grise et mouvante se précisa, se divisa, se résolut en centaines et en centaines de formes humaines, irréelles, inimaginables, en une invasion d'êtres fantastiques accourant du monde des cauchemars ! Décidément, étais-je frappé de démence ? Mais non : elles vivaient, ces ombres meurtrières, leurs essaims innombrables, leurs vagues successives se préparaient à nous submerger tous !
» De l'arrière, où les matelots devaient s'être rendus pour l'appel, quelqu'un cria :
» Aux mâts !
» Mais, en levant les yeux, je vis que les mâts fourmillaient déjà de spectres envahisseurs !
» Jésus-Christ ! invoqua la voix éperdue d'un des nôtres, brutalement jeté à terre, et mes yeux, se reportant des cordages au pont, y virent, étendus, convulsés, couverts, étouffés par la masse grandissante et acharnée de nos épouvantables agresseurs, deux des hommes qui étaient accourus avec moi du gaillard d'avant. Les deux autres, comme moi-même, étaient encore debout. Ils se sauvèrent par l'échelle de tribord, mais quelques-uns des pirates-spectres se mirent à leur poursuite, et j'ouis bientôt les clameurs désespérées des deux victimes, suivies de gémissements de plus en plus étouffés. Je cherchai où m'enfuir : j'avisai la cage à poules sur laquelle je sautai en deux bonds. De là, je m'élançai sur le rouffle. Je me couchai à plat ventre, j'attendis retenant mon haleine.
» Tout à coup, il me sembla que l'obscurité augmentait. Je levai la tête, avec précaution. Je m'aperçus que d'énormes vagues de brouillard enveloppaient le navire, et qu'à six pieds de moi quelqu'un gisait, la face en avant : Tammy. Je reprenais courage, maintenant que je me sentais caché par le brouillard, et je rampai jusqu'à lui. Au moment où je le touchai, il laissa échapper un léger cri de terreur, mais, quand il me reconnut, il se mit à sangloter comme un petit enfant.
» Ne faites pas de bruit, lui dis-je, pour l'amour du ciel !
» Mais la recommandation était inutile : les hurlements des matelots qu'on massacrait autour de nous dans toute l'étendue des ponts, couvraient les autres bruits. Je me mis à genoux, pour regarder : là-haut, je distinguais confusément les espars et les voiles ; celles de perroquet et de cacatois pendaient, déferlées le long des cargues-fonds. À ce moment, les hurlements cessèrent, remplacés par un profond silence, sur lequel se détachaient les sanglots de Tammy. Je le secouai :
» Tenez-vous donc tranquille ! lui murmurai-je à l'oreille. Ils vont nous entendre !
» Tammy se tut. Le silence continuant, je me glissai à l'arrière du rouffle, et essayai de voir. Le brouillard m'en empêcha. Soudain Tammy poussa un seul cri de douleur et d'indicible épouvante, qui s'étrangla dans une sorte de gargouillement. Je me mis sur mes pieds, le brouillard m'enveloppant toujours, et volai à l'endroit où j'avais laissé l'enfant, il n'y était plus ! Je restai comme frappé de la foudre. Je ne pus m'empêcher de jeter des cris, moi aussi. Pourtant il devenait évident que, dans les cordages comme sur les ponts, indépendamment du massacre, un sinistre, une infernale besogne s'accomplissait : on équarrissait les vergues.