J'espère que cette lettre vous paraîtra toute différente de celles que je vous ai écrites jusqu'à présent. Elle aura une physionomie plus expressive que les autres, un accent plus intime, une tournure plus libre et, malgré cela, un certain air de gravité. C'est que ma correspondance est sortie de tutelle. Personne ne lira ma lettre, personne ne l'ouvrira : elle est tout à moi et tout à vous.
Ne croyez pas, au moins, que je fraude la surveillance de mon oncle, ni surtout celle de ma mère. Non, c'est cette mère chérie elle-même qui m'a autorisée à me confier à vous sans réserve. Elle a pensé que les circonstances étaient assez importantes pour justifier cette licence, en dépit de toutes les préventions de mon oncle contre la correspondance secrète des jeunes filles. Et puis, nous sommes cousines, et, quand il s'agit de mariage, les parents doivent être informés. Mais nous ne nous sommes vues qu'une fois, dans un voyage de trois jours que j'ai fait à Paris : qu'importe ! Vous consentirez, n'est-ce pas, à recueillir les pensées de votre amie inconnue ? pensées bizarres, outrées, fantasques peut-être, comme le sont les imaginations des solitaires. J'ai déjà remarqué que vous avez de toutes choses une perception plus nette et plus réelle que la mienne. Je ne me connais pas moi-même : mon esprit est enveloppé par les nuageuses méditations de la province. Vraiment une provinciale est à une parisienne, ce qu'une étrangère est à une Française.
Je vous ai dit qu'il s'agit de mariage : on va me présenter ce soir mon futur mari. Cette longue journée d'attente touche à sa fin ; le dîner est achevé. Mon oncle, ma mère, mon grand-père sont assis gravement dans le salon, les uns en face des autres. Mon oncle est satisfait, mais digne ; ma mère est plus inquiète que joyeuse ; mon grand père sommeille, croyant réfléchir. Je les devine sans les voir. Je leur ai échappé pour me recueillir et donner un tour à mes cheveux. On m'appellera quand ils arriveront. Ils, c'est mon futur mari, M. Paul Dulandier, son père, sa mère, M. Garnier, qui fait mon mariage. Quatre personnes au moins pour la présentation ! C'est trop ! Il me semble que l'hymen ne devrait pas avoir si nombreuse compagnie. Et si l'une de ces personnes allait me déplaire, l'impression ne rejaillirait-elle pas sur les autres ?