Une nation de paysans propriétaires, comme la nôtre, est, par la force des choses, la nation la plus conservatrice de l'Europe. Elle peut être, pour un temps, séduite par des aventuriers, troublée par des utopistes, gouvernée par des maladroits ou des paresseux, par des intrigans ou des sectaires : elle reste calme, en dépit des bouillonnemens superficiels de la politique, et prospère, malgré les crises économiques qui atteignent la terre elle-même, car la terre, quoi qu'on dise, ne peut faire banqueroute. Cette nation repose sur une assiette indestructible ; elle brave la révolution sociale. Supposez-le résolu, ce prétendu problème social ; renversez-en les termes, en posant la solution à la place de la donnée. Imaginez, pour un moment, qu'un collectivisme quelconque est l'état normal, l'état légal de la propriété en France. Vienne maintenant un homme qui propose de substituer à ce système primitif et barbare la propriété individuelle, telle que nous la connaissons, telle qu'elle est régie par nos codes, la propriété avec des droits partout uniformes et des devoirs identiques pour tous, la propriété qui passe de mains en mains, sous le contrôle et la garantie de l'état, moyennant des formalités peu compliquées et peu coûteuses, la propriété, enfin, avec la loi de succession qui en est le corollaire : de quels cris d'enthousiasme ne saluerait-on pas ce réformateur ! Ne s'écrierait-on pas qu'il a trouvé la forme dernière et définitive des sociétés modernes, la seule en harmonie avec un âge de sécurité, d'indépendance et de justice ? Même dans les conditions présentes, le parti qui soutient les formes sociales existantes, et auquel, par la disparition du parti libéral, échoit l'honneur de défendre la liberté de conscience et les autres libertés nécessaires, est assuré de dominer dans notre pays, et d'y dominer longtemps, le jour où il aura trouvé un chef et reconquis son unité.
Bien autrement précaire et dangereuse est la situation du parti conservateur en Angleterre. Après une longue et glorieuse histoire, les whigs, absorbés par les radicaux, ont cessé d'être un parti indépendant, et les tories occupent les positions abandonnées par les whigs. Mais il en est des positions politiques comme de certaines positions stratégiques, jadis réputées imprenables, et qui ne tiendraient pas un quart d'heure contre l'artillerie moderne.