C'EST par respect pour le public que j'ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, mon premier roman, le plus simple, le plus incorrect, et néanmoins l'un des plus estimés... précisément parce qu'il est simple. L'imagination, fatiguée des grandes catastrophes racontées par les historiens ou même par les auteurs de romans historiques, redescend volontiers à ces tableaux de genre, à ces esquisses de société, où le lecteur retrouve avec plaisir ses souvenirs ou ses impressions. Il est d'ailleurs tel caractère (comme celui d'Adhémar) dont le modèle, presque entièrement perdu depuis vingt ans, devient plus rare de jour en jour, et qu'il n'est pas tout-à-fait inutile de reproduire, ne fût-ce que pour comparer avantageusement notre jeunesse studieuse, ambitieuse peut-être, mais plus mâle, plus forte, et certainement plus sage, à cet essaim d'efféminés qui, à l'époque de la révolution, envahissoient les balcons et les loges pour y dormir, ou pour y troubler le spectateur paisible ; qui, dès le matin, ne sachant déjà que faire, parcouroient lâchement les promenades et les rues, y poursuivoient de leurs regards cyniques les jeunes et timides bourgeoises, et se dédommageoient de leur incapacité en toutes choses honorables, par une science de séduction et une routine de mauvaise foi auxquelles n'échappoient même pas le tailleur et le cordonnier.
Dans l'éducation des femmes, ainsi que dans celle des hommes, il y a eu (nos familles s'en souviennent encore) une longue et triste lacune. L'échafaud à peine renversé, et la gloire chargée du rachat de nos crimes, tous les Français coururent se battre, toutes les Françaises se mirent à danser. On dansoit prodigieusement, tandis que les douze armées républicaines frayoient de leur mieux le chemin au despotisme militaire ; et quand ce despotisme vint tout doucement se présenter sous le titre modeste de Consulat à vie, que l'on rouvrit quelques églises, que l'on permit à l'instruction de reparoître, habillée à la grecque, et que notre gaîté moqueuse put s'exercer, sans risque de la vie, sur l'air étonné de quelques nouveaux riches, et l'allure si étrange de leurs grosses compagnes, on se remit à danser de plus belle : c'étoit un commencement de restauration. En attendant que l'on rapprit à prier Dieu et à se mieux conduire, ou rapprenoit à faire la révérence ; et, comme de la révérence à l'entrechat il y a peu de distance, quand on ne fait pas autre chose, nos jeunes femmes rivalisèrent d'aplomb, et d'intrépidité, et de légèreté, en attendant des grâces plus touchantes. A cette époque aussi, les bonnes pensions étoient rares ; d'anciennes maisons n'existoient plus ; et de nouvelles, mal dirigées, n'avoient pas encore donné le signal du succès et l'appel de la concurrence à cette multitude de pensions qui maintenant fourmillent dans Paris, et qui toutes, il faut le dire, ne méritent pas la confiance des mères, trop empressées à céder aux institutrices le droit de former des épouses pour les dignes élèves de Saint-Cyr, de l'école Polytechnique, de Louis-le-Grand, de Charlemagne, et de tant d'autres établissemens également nécessaires, également estimés.
Enfin, à cette époque, le genre funeste s'étoit accoutumé à prévaloir dans les romans. Il falloit, comme Anne Radcliff, mourir d'effroi en les composant, ou tout au moins devenir folle après en avoir lu seulement trois ou quatre. Aussi jamais tant de folies (nous adoucissons le mot) n'eurent-elles le privilége de troubler l'ordre, et de faire perdre l'habitude du respect dû à l'innocence, que dans ces jours d'égarement. Cette pauvre LIBERTÉ, travestie en mille façons, s'épouvantoit elle-même des interprétations nouvelles données à ses antiques lois. L'un en faisoit son thème de banqueroute ; l'autre, un code de polygamie1 ; celui-ci, le manteau de ses fraudes religieuses ; celle-là, le prétexte d'une rupture solennelle ; et nos filles concluoient de tout cela qu'elles pouvoient se marier sans aveu de père ni de mère : heureuses qu