S'il s'agissait de saisir, entre Nietzsche et Dostoïevsky, ces ressemblances qui, avant même que le philosophe allemand connût le romancier russe, attestaient un tour d'esprit commun, une culture pareille et une même révolte contre la réalité sociale contemporaine, je laisserais un slavisant se prononcer. Et peut-être seul un écrivain russe peut-il percevoir toutes les voix qui se mêlent dans la profonde forêt murmurante de Dostoïevsky. Ma besogne est ici bien plus simple, puisqu'elle se réduit à déceler chez Nietzsche des emprunts démontrables. Ces emprunts me paraissent minimes ; et le risque auquel s'exposent fréquemment les Russes, c'est d'exagérer la dette de Nietzsche envers son devancier.
Nietzsche a lu Dostoïevsky avec une joie enivrée. Mais cette joie vient de ce qu'il reconnaît en Dostoïevsky des pensées qui déjà lui étaient familières. Les plus littérales, les plus stupéfiantes ressemblances se découvrent fallacieuses, puisqu'on les rencontre dans des ouvrages de Nietzsche antérieurs à sa lecture de Dostoïevsky. Aussi bien l'Ecce Homo devrait-il nous avertir. Nietzsche, dans ce livre, nous fait la confidence de toutes ses nourritures spirituelles. Il n'oublie ni les grands Français du XVIIe siècle, ni Stendhal, ni Shakespeare, ni Heine. Dostoïevsky n'est pas nommé. Croirons-nous à une omission fortuite ? à une distraction ? N'est-ce pas déjà un dégrisement ? Nietzsche ne s'est-il pas aperçu déjà que Dostoïevsky n'est pas de sa race, et que, décadent et chrétien, il ne peut partager ses espérances ?