Trois années s'écoulèrent à peu près de la même façon ; j'avais varié les cours ; Suzanne s'y était faite de tout point, et à l'heure dite, elle venait me prendre dans mon cabinet. La voiture, attelée par ses ordres, nous attendait en bas, les cahiers et les livres étaient prêts dans un portefeuille de ministre, gros comme elle, qu'elle passait sous son bras avec l'aisance d'un vieux diplomate. J'étais émerveillé de toute cette prévoyance, mais je me gardais bien de le témoigner, car Suzanne avait cela de commun avec les autres enfants que les éloges la rendaient gauche et sotte. Je me contentai donc de lui laisser faire tout ce qu'elle voulait, et je n'eus qu'à m'en applaudir.
Je la voyais passer et repasser dans la maison, avec sa grâce mutine, chantonnant quelque chanson sans paroles qu'elle se composait pour elle-même, et qui me charmait ; elle jouait du piano, pas très-bien, car les difficultés du mécanisme l'ennuyaient, mais elle voulait en jouer quand même, afin de s'accompagner elle-même, quand elle pourrait chanter pour tout de bon. Suzanne était de la race des oiseaux, elle en avait l'activité silencieuse et la voix limpide ; nous vivions toujours ensemble, jamais lassés l'un de l'autre, et véritablement heureux.
Madame Gauthier, qui n'oubliait rien, me retint un jeudi soir, au moment où je prenais mon chapeau.
Et cette première communion, me dit-elle, quand la ferons-nous ?
Quand vous voudrez, répondis-je ; tout de suite, si vous voulez.
Comme vous y allez, mon gendre ! On voit bien que vous n'êtes qu'un impur mécréant. Il nous faut, avant tout, deux ans de catéchisme.
Dans mon effroi, je déposai mon chapeau.
Deux ans ! Seigneur mon Dieu ! Et où les prendrons-nous ?
Comment où ? Cette année et l'année prochaine, ne vous déplaise !
Oh non ! pour cela non ! Voyons, ma chère mère, c'est à vous que je pourrais reprocher de plaisanter avec un sujet si sérieux. Comment s'y prend-on pour éviter deux ans de catéchisme ? Car vous savez très-bien que j'irai aussi.
Cela vous fera grand bien, païen que vous êtes.
Non, cela me ferait beaucoup de mal, car je mourrais avant la fin ; il est vrai que probablement, étant en état de grâce, j'irais tout droit en paradis, mais ce serait pour moi une triste consolation. Comment fait-on pour réduire ces deux années à leur plus simple expression ?
Madame Gauthier me jeta un regard investigateur, puis, revenant à l'examen de ses manchettes :
On va trouver l'archevêque.
Ah ! et puis ?
Et puis, on lui demande une dispense.
Fort bien, et puis ?
On l'obtient.
Parfait, Qu'est-ce que cela coûte ?
Cela ne coûte rien du tout, dit ma belle-mère en me regardant d'un air de défi.
Je m'inclinai avec respect.
Alors, fis-je observer, pourquoi tout le monde ne demande-t-il pas des dispenses ?
Tout le monde n'est pas aussi mauvais chrétien que vous ! grommela madame Gauthier.
Je m'inclinai derechef, mais pour la remercier.
Mais encore, cette grande perte de temps, si onéreuse pour les parents pauvres
Pour les parents pauvres on peut n'exiger qu'un an.
Ah ! Et les parents riches peuvent avoir une dispense ? de combien ?