Jeudi 23 février/7 mars. Le soleil brille ; il fait doux : 3 ou 4 degrés à peine au-dessous de zéro. La neige fond sur les appuis des fenêtres et sur les balcons que le soleil touche. Ce n'est pas encore le dégel, mais déjà on peut l'espérer proche. Tout le monde est dehors. Il y a comme une gaieté printanière dans l'air.
Je suis venue en automobile jusqu'aux premières maisons de la Morskaïa (rue de la Mer). Maintenant je longe à pied la Perspective Newsky. Vers quatre heures, un peu lasse d'avoir circulé, je monte dans le premier tramway qui passe, pour me rendre à la Sadovaïa (rue des Jardins) où je trouverai des moyens directs de locomotion. Le tramway est plein. Tout a l'aspect des jours ordinaires. Seule, une foule un peu plus abondante, mais dont la douceur de la température explique et justifie la présence, va et vient le long des grandes artères. Rien ne peut faire prévoir que nous touchons à une révolution presque sans exemple dans les annales de l'humanité.
À la hauteur de Notre-Dame de Kasan, je vois une foule énorme et j'entends des cris. Dans le tramway tout le monde s'agite. On cherche à voir à travers les fenêtres dont un reste de gelée givre les vitres. Je demande :
Que se passe-t-il ?
Ce sont les ouvriers de l'usine Poutiloff qui se sont mis en grève et demandent du pain. Ils reviennent de manifester à la Douma.
Sous cette apparence de grève, la Révolution russe commençait.
Presque aussitôt on arrête les tramways ; des cavaliers galopent à droite et, à gauche de la ligne ; les Cosaques accourent, le fusil au dos, la pique au poing. Au-dessus de la foule se détache l'aigrette noire des policiers à cheval. Les grévistes passent, sérieux et dignes, accompagnés de la police. Une multitude les suit en poussant des hourrahs.
Je quitte le tramway pour me mêler au peuple. Aucun désordre. On dirait un jour de fête. Nulle inquiétude sur les visages. Des réflexions se croisent, bienveillantes pour les ouvriers :
Ils ont raison ! On cache la farine ! La vie est trop dure et pourtant la Russie a de tout ! On n'y peut plus tenir.
Hier une députation d'ouvriers de l'usine Poutilov s'est rendue chez Goutchkov, puis a eu une entrevue avec les députés du parti social-démocrate de la Douma. On y a décidé pour aujourd'hui la cessation du travail. Concurremment à celle de Newsky, de grandioses manifestations se déroulent sur la Perspective Samsoniewsky et le long du quai de Viborg. Les ouvrières des fabriques y prennent part. Un souffle révolutionnaire passe déjà sur la cité.
Je continue d'avancer.
Le pont Anitchkoll, l'entrée de toutes les rues transversales qui aboutissent à la Newsky sont gardés par la police qui disperse aussitôt les rassemblements.
À la Perspective Litieny, l'une des plus populeuses de Pétrograd, la foule est si dense qu'il faut renoncer à s'y frayer un passage. Pas de troubles, non plus. On ne sait pas encore ce que veut le Comité de la grève.
On se recueille, on attend. Quelqu'un dit :
Ils ont voulu manifester pour influencer la Douma ; ils se remettront au travail demain.
Mais une voix répond :
Comment se mettraient-ils au travail ? Ils n'ont même pas de charbon ! Cela ira loin !
Très émue par le spectacle de cette foule, par son calme que je sens gros de résolutions, je remonte jusqu'à la Sadovaïa. La nuit va venir. Je suis lasse. J'habite fort loin, près du théâtre de Marie (Marinsky-théâtre), chez une amie française mariée à un officier de la marine russe, qui s'inquiétera de mon absence. Et qui sait si, plus tard, il me serait possible de regagner la maison ?
À la Sadovaïa, même foule. Les tramways ne circulent plus. Impossible de trouver un isvostchik (cocher). Après une longue attente, j'aperçois un traîneau vide. Je m'élance Mais un monsieur, plus prompt, m'a devancée, a pris place sur le siège étroit. Le tr